mardi 12 mai 2015

Le camp de Compiègne


"Le Roi voulut montrer des images de tout ce qui se fait à la guerre; on fit donc le siège de Compiègne dans les formes, mais fort abrégées : lignes, tranchées, batteries, sapes, etc. Crenan défendait la place. Un ancien rempart tournait du côté de la campagne autour du château; il était de plain-pied à l’appartement du Roi, et par conséquent élevé, et dominait toute la campagne. Le samedi 13 septembre fut destiné à l’assaut : le Roi, suivi de toutes les dames et par le plus beau temps du monde, alla sur ce rempart; force courtisans, et tout ce qu’il y avait d’étrangers considérables. De là, on découvrait toute la plaine et la disposition de toutes les troupes. J’étais dans le demi-cercle fort près du Roi, à trois pas au plus, et personne devant moi. C’était le plus beau coup d’oeil qu’on pût imaginer que toute cette armée et ce nombre prodigieux de curieux de toutes conditions, à cheval et à pied, à distance des troupes pour ne les point embarrasser, et ce jeu des attaquants et des défendants à découvert, parce que n’y ayant rien de sérieux que la montre, et qu’il n’y avait de précaution à prendre pour les uns et les autres que la justesse des mouvements. Mais un spectacle d’une autre sorte, et que je peindrais dans quarante ans comme aujourd’hui tant il me frappa, fut celui que du haut de ce rempart le Roi donna à toute son armée et à cette innombrable foule d’assistants de tous états, tant dans la plaine que dessus le rempart même. Mme de Maintenon y était en face de la plaine et des troupes dans sa chaise à porteurs, entre ses trois glaces, et ses porteurs retirés. Sur le bâton de devant à gauche était assise Mme la duchesse de Bourgogne; du même côté, en arrière et en demi-cercle, debout, Madame la Duchesse, Mme la princesse de Conti et toutes les dames, et derrière elles des hommes. A la glace droite de la chaise, le Roi debout, et, un peu en arrière, un demi-cercle de ce qu’il y avait en hommes de plus distingué. Le Roi était presque toujours découvert, et à tous moments se baissait dans la glace pour parler à Mme de Maintenon, pour lui expliquer tout ce qu’elle voyait et les raisons de chaque chose. A chaque fois, elle avait l’honnêteté d’ouvrir sa glace de quatre ou cinq doigts, jamais de la moitié, car j’y pris garde, et j’avoue que je fus plus attentif à ce spectacle qu’à celui des troupes. Quelquefois elle ouvrait pour quelque question au Roi; mais presque toujours c’était lui qui, sans attendre qu’elle lui parlât, se baissait tout à fait pour l’instruire, et, quelquefois qu’elle n’y prenait pas garde, il frappait contre la glace pour la faire ouvrir. Jamais il ne parla qu’à elle, hors pour donner des ordres en peu de mots et rarement, et quelques réponses à Mme la duchesse de Bourgogne qui tâchait de se faire parler, et à qui Mme de Maintenon montrait et parlait par signes de temps en temps sans ouvrir la glace de devant, à travers laquelle la jeune princesse lui criait quelque mot. J’examinais fort les contenances : toutes marquaient une surprise honteuse, timide, dérobée, et tout ce qui était derrière la chaise et les demi-cercles avaient plus les yeux sur elle que sur l’armée; et tout dans un respect de crainte et d’embarras. Le Roi mit souvent son chapeau sur le haut de la chaise pour parler dedans, et cet exercice si continuel lui devait fort lasser les reins. Monseigneur était à cheval dans la plaine avec les princes ses cadets, et Mgr le duc de Bourgogne, comme à tous les autres mouvements de l’armée, avec le maréchal de Boufflers en fonction de général. C’était sur les cinq heures de l’après-dînée, par le plus beau temps du monde et le plus à souhait. Il y avait vis-à-vis la chaise à porteurs un sentier taillé en marches roides, qu’on ne voyait point d’en haut, et une ouverture au bout, qu’on avait faite dans cette vieille muraille pour pouvoir aller prendre les ordres du Roi d’en bas s’il en était besoin. Le cas arriva : Crenan envoya Canillac, colonel de Rouergue, qui était un des régiments qui défendaient, pour prendre l’ordre du Roi sur je ne sais quoi. Canillac se met à monter, et dépasse jusqu’un peu plus que les épaules : je le vois d’ici aussi distinctement qu’alors. A mesure que la tête dépassait, il avisait cette chaise, le Roi et toute cette assistance qu’il n’avait point vue ni imaginée, parce que son poste était en bas au pied du rempart, d’où on ne pouvait découvrir ce qui était dessus. Ce spectacle le frappa d’un tel étonnement qu’il demeura court à regarder, la bouche ouverte, les yeux fixes et un visage sur lequel le plus grand étonnement était peint. Il n’y eut personne qui ne le remarquât, et le Roi le vit si bien qu’il lui dit avec émotion : “ Eh bien ! Canillac; montez donc. ” Canillac demeurait; le Roi reprit : “ Montez donc; qu’est qu’il y a ? ” Il acheva donc de monter, et vint au Roi à pas lents, tremblants, et passant les yeux à droit et à gauche avec un air éperdu. Je l’ai déjà dit : j’étais à trois pas du Roi; Canillac passa devant moi et balbutia fort bas quelque chose. “ Comment dites-vous ? dit le Roi; mais parlez donc ! ” Jamais il ne put se remettre. Il tira de soi ce qu’il put; le Roi, qui n’y comprit pas grand-chose, vit bien qu’il n’en tirerait rien de mieux, répondit aussi ce qu’il put, et ajouta d’un air chagrin : “ Allez, Monsieur. ” Canillac ne se le fit pas dire deux fois, et regagna son escalier et disparut. A peine était-il dedans, que le Roi, regardant autour de lui : “ Je ne sais pas ce qu’a Canillac, dit-il; mais il a perdu la tramontane et n’a plus su ce qu’il me voulait dire. ” Personne ne répondit. Vers le moment de la capitulation, Mme de Maintenon, apparemment, demanda permission de s’en aller; le Roi cria : “ Les porteurs de Madame ! ” Il vinrent et l’emportèrent. Moins d’un quart-d’heure après, le Roi se retira, suivi de Mme la duchesse de Bourgogne et de presque tout ce qui était là. Plusieurs se parlèrent des yeux et du coude en se retirant, et puis à l’oreille bien bas : on ne pouvait revenir de ce qu’on venait de voir. Ce fut le même effet parmi tout ce qui était dans la plaine : jusqu’aux soldats demandaient ce que c’était que cette chaise à porteurs et le Roi à tous moments baissé dedans; il fallut doucement faire taire les officiers et les questions des troupes. On peut juger de ce qu’en dirent les étrangers et de l’effet que fit sur eux un tel spectacle. Il fit du bruit par toute l’Europe, et y fut aussi répandu que le camp même de Compiègne avec toute sa pompe et sa prodigieuse splendeur."

Saint-Simon
Mémoires
Gallimard, La Pléiade (édition Yves Coirault)
tome I, pp 542-544




Compiègne, Porte Chapelle (16ème siècle), à proximité de laquelle Louis XIV et Madame de Maintenon, dans sa chaise à porteurs, assistèrent au spectacle du siège de Compiègne le samedi 13 septembre 1698.






Photos : William della Rocca



Le Camp et le Siège de Compiègne commandé par Monseigneur le duc de Bourgogne 
où le Roi donne une magnifique représentation de toutes les parties de l'art militaire.
A Paris chez Jacques Langlois   Rue Saint-Jacques   A la Renommée
Eau-forte et burin, Bibliothèque nationale de France, collection Michel Hennin


Le graveur n'a pas représenté la chaise à porteurs de Mme de Maintenon. A la gauche de celle-ci se tient debout l'ambassadeur de Hollande. A la droite du Roi, la duchesse de Bourgogne. A sa gauche, Monseigneur.



Au dessus du calendrier, au centre, dans un cartouche ornementé : "Festin donné au Roi, au Roi de Grande-Bretagne, aux Princes et à quelques grands seigneurs de la cour par Mr le Maréchal Duc de Boufflers dans le camp de Compiègne le 10 septembre 1698".

"Mme la duchesse de Bourgogne, les Princesses, Monseigneur firent souvent collation chez le Maréchal, où la maréchale de Boufflers leur faisait les honneurs. Monseigneur y dîna quelquefois, et le Roi y mena dîner le roi d’Angleterre, qui vint passer trois ou quatre jours au camp. Il y avait longues années que le Roi n’avait fait cet honneur à personne, et la singularité de traiter deux rois ensemble fut grande. Monseigneur et les trois princes ses enfants y dînèrent aussi, et dix ou douze hommes des principaux de la cour et de l’armée. Le Roi pressa fort le Maréchal de se mettre à table; il ne voulut jamais : il servit le Roi et le roi d’Angleterre, et le duc de Gramont, son beau-père, servit Monseigneur."
Saint-Simon
Mémoires
Gallimard, La Pléiade (édition Yves Coirault)
tome I, p 539

On remarque en effet le Maréchal de Boufflers et le duc de Gramont debout derrière les deux rois.


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