mercredi 3 juillet 2019

La princesse des Ursins et son ambition de souveraineté

Saint-Simon explique fort bien pourquoi Marie Anne de La Tremoille, princesse des Ursins, camarera major à la cour d'Espagne, voulait profiter de la signature de la paix mettant un terme à la guerre de succession d'Espagne, pour faire inscrire dans le traité la nécessité de lui accorder une souveraineté. Cette ambition, soutenue par la reine et le roi d'Espagne, obtint l'accord de Louis XIV, sensible au désir de son petit-fils, Philippe V, de récompenser dignement les excellents services de la princesse. Mais ayant constaté la mauvaise volonté, voire l'hostilité, des principaux coalisés ennemis de la France (Empire, Hollande, Angleterre), le Roi ne tarda pas à abandonner cette cause pour lui tout à fait secondaire, qui risquait de compromettre un accord indispensable à la tranquillité de l'Europe.

Saint-Simon précise que cette souveraineté devait avoir pour capitale, dans l'esprit de Mme des Ursins, La Roche-en-Ardenne. En réalité la principauté devait correspondre à l'ancien comté de Chiny, aux frontières du royaume de France, permettant ultérieurement à la princesse de l'échanger avec le Roi contre la souveraineté du pays d'Amboise, sa vie durant. Philippe V avait en effet exigé, par l'article 7 du traité de paix, qu'une terre de 30 000 écus de revenu fût réservée dans les duchés de Luxembourg ou de Limbourg au profit de la princesse des Ursins et de ses héritiers, qui en auraient bénéficié en pleine souveraineté. A cet effet, Aubigny, factotum de la princesse, était à Utrecht dès le début de l'année 1713. Mais, méprisé par les ambassadeurs en raison de son "petit état", il fut bientôt remplacé, à la demande de Mme des Ursins, par le baron de Capres qui ne fut pas plus heureux dans l'exercice de sa mission. 

Comme le souligne Marianne Cermakian dans son ouvrage La Princesse des Ursins. Sa vie et ses lettres (Didier, 1969), il semble que la princesse, si habile dans les intrigues de cour et de pouvoir, ait été dans cette affaire qui la touchait de si près, d'une insigne maladresse. Elle ne sut pas comprendre la réalité de la mauvaise volonté des alliés à son égard ni, en conséquence, la réserve de Louis XIV, peu soucieux de se compromettre dans une négociation pour lui si peu importante. Bien pire, elle ne s'aperçut pas que cette exigence n'était maintenue par le Roi que pour obtenir, en échange de son abandon, quelque concession de la part de l'empereur (cf. Boislisle, tome 24, p. 213, note 2). En outre, comme l'indique Saint-Simon, Mme de Maintenon ne pouvait guère se réjouir de voir la princesse accéder à une véritable souveraineté. Mais peut-être n'a-t'elle jamais cru quelle pût un jour devenir souveraine et Boislisle a peut-être raison de voir de l'ironie dans les compliments que Mme de Maintenon adresse à Mme des Ursins : "J'en suis ravie ; mais rien ne peut vous rehausser dans mon imagination" (lettre citée par Boislisle, tome 24, p. 213, note 1). Devant le refus réitéré des Hollandais, il fut un temps question de créer cette souveraineté à Rosas, au nord de la Catalogne, sur la frontière du Roussillon, mais Louis XIV ordonna très rapidement à son petit-fils d'abandonner ce projet (cf. Boislisle, tome 5, appendice VI, p. 509). 

La fureur de Mme des Ursins de se voir ainsi dédaignée après "s'être donnée en spectacle à toute l'Europe" marqua une dégradation sensible dans sa correspondance avec Mme de Maintenon et, d'une manière plus générale, dans ses relations avec Versailles : "La corde venait de casser par le Roi sur sa souveraineté, et la paix enfin conclue avec l'Espagne sans en faire mention, laquelle était demeurée seule en arrière accrochée sur ce point" (Mémoires, Pléiade, IV, p. 780). Saint-Simon, en relevant un sourire qui, à la veille de la signature du traité d'Utrecht, échappe au Roi à propos de Mme des Ursins, affirme même, dans un titre marginal qu'il "résout entièrement sa perte" (ibid, p. 780). Quelque peu mortifiée, fragilisée par cet échec, la princesse se laissa circonvenir par la ruse d'Alberoni, sujet du duc de Parme, qui rêvait de devenir principal ministre à Madrid et qui sut s'attirer la protection et la confiance d'Elisabeth Farnèse, fille du duc de Parme, seconde épouse de Philippe V, lui inspirant sans doute la spectaculaire scène du 23 décembre 1714 à Jadraque, au cours de laquelle la nouvelle reine d'Espagne chassa cruellement la princesse des Ursins, la condamnant à un exil définitif.



La Princesse des Ursins chassée par la nouvelle reine d'Espagne, Elisabeth Farnèse
(origine inconnue)

Saint-Simon inspirateur de Victor Hugo ?

Le cardinal de Coislin, évêque d'Orléans et grand aumônier de France, connu pour sa bonté, est souvent évoqué dans les Mémoires. Il était neveu de M. de Pontchâteau, gentilhomme devenu jardinier à Port-Royal-des-Champs, saisi par "le démon de la droiture" pour reprendre la belle formule d'André Fraigneau (Journal profane d'un Solitaire, La Table Ronde, 1947), et avait hérité de son oncle une profonde sensibilité janséniste. Saint-Simon, dans sa chronique de l'année 1706, rapporte à son propos une anecdote émouvante qu'on ne peut s'empêcher de rapprocher d'un célèbre épisode des Misérables de Victor Hugo (1862). 

Saint-Simon raconte en effet que le cardinal, non content de dépenser en aumônes publiques "tout le revenu de l'évêché" (Pléiade, II, p. 680), faisait quantité d'autres charités "qu'il cachait avec grand soin". Il accordait ainsi une pension à un gentilhomme ruiné et solitaire, le recevant en outre à sa table quasi quotidiennement lorsqu'il n'était pas à la cour: 

"Un matin, les gens de Monsieur d'Orléans trouvèrent deux fortes pièces d'argenterie de sa chambre disparues, et un d'eux s'était aperçu que ce gentilhomme avait beaucoup tourné là autour : il dirent leur soupçon à leur maître, qui ne le put croire, mais qui s'en douta sur ce que ce gentilhomme ne parut plus. Au bout de quelques jours il l'envoya quérir, et tête à tête il lui fit avouer qu'il était le coupable. Alors Monsieur d'Orléans lui dit qu'il fallait qu'il se fût trouvé étrangement pressé pour commettre une action de cette nature, et qu'il avait grand sujet de se plaindre de son peu de confiance de ne lui avoir pas découvert son besoin. Il tira vingt louis de sa poche, qu'il lui donna, le pria de venir manger chez lui à son ordinaire, et surtout d'oublier, comme il le faisait, ce qu'il ne devait jamais répéter. Il défendit bien à ses gens de parler de leur soupçon et on n'a su ce trait que par le gentilhomme même, pénétré de confusion et de reconnaissance" (Pléiade, II, p. 680-681).

Il est impossible, à la lecture de ce passage, de ne pas se souvenir d'un très célèbre épisode raconté par Victor Hugo (Les Misérables, première partie, livre II, 3-12), au cours duquel Jean Valjean, charitablement reçu par Monseigneur Myriel, évêque de Digne, part au petit matin emportant les couverts d'argent qu'il avait remarqués sur la table du dîner. Arrêté par deux gendarmes et ramené de force auprès de l'évêque, celui-ci prétend lui avoir donné non seulement les couverts mais également les chandeliers qu'il lui remet, lui reprochant de ne pas les avoir emportés comme convenu. 

On ne peut affirmer avec certitude que Victor Hugo se soit souvenu de ce passage des Mémoires, même si la coïncidence est pour le moins troublante. L'un des poèmes écrits à la suite des Châtiments (1853) et faisant partie du recueil baptisé Boite aux lettres, commence par : 

"J'aime ces grands esprits, j'aime ces grandes oeuvres... 
Et tous ceux qu'on oublie, et même ceux qu'on loue,
Retz, Pascal, Sévigné, Saint-Simon, Bourdaloue, 
Toi surtout, le rieur qui saigne, Poquelin !
J'aime de ces beaux noms ce beau Versailles plein"...

(Oeuvres poétiques, Pléiade, II, p. 327)

Il est probable que Victor Hugo parcourut l'édition des Mémoires due aux soins du marquis de Saint-Simon, publiée en 1829-1830, édition quasi intégrale qui fit par ailleurs les délices de Stendhal et de toute la génération romantique. De fait, la consultation du site http://www.maisonsvictorhugo.paris.fr sur la bibliothèque du poète à Hauteville House indique la présence de l'édition E. Renduel de 1835 (un volume, le seul à avoir été publié) et du tome V de l'édition H. L. Delloye de 1840-1841 concernant les années 1706-1707, qui contient précisément l'anecdote de la générosité du cardinal de Coislin. Ces deux éditions avaient pour ambition de reprendre, en la corrigeant, celle de 1829-1830, établie par le marquis de Saint-Simon.