mercredi 8 février 2017

Rancé, le traître et la trahison


Saint-Simon évoquant sa volonté de faire peindre par Rigaud le portrait de Rancé, abbé de La Trappe, sans que celui-ci en ait conscience, décrit avec une culpabilité gourmande la stratégie développée pour venir à bout de son projet. Tardivement éclairé par l'aveu du fautif, Rancé "en fut peiné à l'excès, touché et affligé ; toutefois il ne put me garder de colère : il me récrivit que je n'ignorais pas qu'un empereur romain disait qu'il aimait la trahison, mais qu'il aimait {lapsus calami pour "haïssait"} les traîtres ; que, pour lui, il pensait tout autrement, qu'il aimait le traître, mais qu'il ne pouvait que haïr sa trahison" (Pléiade, I, p. 337).

L'auteur fait ainsi référence au propos de l'empereur Auguste rapporté par Plutarque dans la Vie de Romulus (XVII, 3) : "Antigone, roi de Macédoine, n'est pas le seul, probablement, qui ait dit qu'il aimait ceux qui trahissent, mais qu'il détestait ceux qui ont trahi ; ni César {= Auguste}, à propos du Thrace Rhymitalcès : "J'aime la trahison, mais je hais le traître." C'est une disposition commune à tous ceux qui usent des méchants comme du venin et du fiel de certains animaux : quand on a besoin d'eux, on est bien aise de les trouver, mais on déteste leur malice, quand on en a eu ce qu'on voulait."

A propos de ce passage de Saint-Simon, Yves Coirault relève que dans ses Mémoires du chevalier de Gramont, Hamilton écrit : "Il y a des occasions où l'on déteste les traîtres tandis que l'on profite de la trahison." Ces Mémoires, publiés en 1713, figurent dans la bibliothèque du duc de Saint-Simon, comme nous l'apprend Philippe Hourcade dans son ouvrage La Bibliothèque du duc de Saint-Simon (éditions Classiques Garnier, 2010, p. 123). Le même auteur signaler p. 121 la présence parmi les livres du duc de la traduction par César Oudin et François de Rosset de l'Histoire de l'admirable Dom Quichotte de la Manche, dans une édition de 1713.

Or au chapitre XXXIX de la première partie, Cervantès écrit à propos de Pagan Doria, chevalier de Saint-Jean, capturé par les Arabes au fort de La Goulette près de Tunis lors des affrontements entre Turcs et Chrétiens : "Ce qui rendit sa fin plus lamentable encore, c'est qu'il fut tué par les Arabes auxquels il s'était fié, voyant que le fort était perdu, et qu'ils lui avaient offert de le mener, en habit de Maure, jusqu'à Tabarka {...} ; ces Arabes lui coupèrent la tête et la portèrent à l'amiral de la flotte turque, qui appliqua à leur endroit notre proverbe castillan : "La trahison plaît, mais le traître fait horreur" ; car, dit-on, l'amiral fit pendre ceux qui lui apportèrent ce présent, parce qu'ils ne lui avaient pas amené l'homme vivant."

Ainsi de Tacite (Annales, I, 58) à Schiller (La Mort de Wallenstein, IV, 8 : "Le meurtre peut quelquefois plaire aux rois, mais jamais le meurtrier."), historiens et écrivains furent nombreux à s'inspirer de l'apophtegme de Plutarque.





mardi 7 février 2017

Villars, Saint-Simon et Proust


Louis-Hector, marquis puis duc de Villars (1653-1734), bien malmené par Saint-Simon, est en revanche loué par Voltaire dans son Siècle de Louis XIV pour avoir sauvé la France à Denain en 1712. La dot de son épouse, Jeanne-Angélique Roque de Varengeville, lui permet d'acquérir Vaux-le-Vicomte dès 1701. Fougueux et vantard, aimé de ses soldats, il n'oublie jamais ses intérêts et devient fort riche. Vainqueur des Impériaux à Höchstädt en 1703, il est envoyé l'année suivante dans les Cévennes pour écraser la révolte des camisards ; il en est bientôt proclamé le "pacificateur". Sa victoire à Denain sur le prince Eugène de Savoie et les troupes alliées contre la France permet à Villars de négocier au nom du Roi le traité de Rastatt qui consolide le fameux "pré carré". Le Roi confie à Villars le gouvernement de Provence ; il servira efficacement le Régent puis Louis XV jusqu'à sa mort en 1734. L'hôtel de ville d'Aix-en-Provence abrite sa statue superbement exécutée par Guillaume Coustou (1714). 




Le portrait du maréchal de Villars est l'un des plus célèbres des Mémoires et tout fervent lecteur de Saint-Simon garde à l'esprit la musique si particulière de l'ouverture : "C'était un assez grand homme brun, bien fait, devenu gros en vieillissant sans en être appesanti, avec une physionomie vive, ouverte, sortante, et véritablement un peu folle..."

Le crescendo des adjectifs indiquant le caractère extraverti du personnage frappe d'autant plus qu'il s'achève sur un adjectif verbal ("sortante"), inhabituel dans un tel contexte, et une appréciation subjective traduisant le débordement du modèle et la stupéfaction du spectateur. 

Il est intéressant de relever dans A la Recherche du temps perdu au moins trois passages où l'on peut déceler l'influence directe de ce portrait célèbre. Le premier, source des deux autres, concerne un propos de la duchesse de Guermantes parlant du baron de Charlus : en visite chez Mme de Villeparisis, le Narrateur rencontre le duchesse de Guermantes qui lui demande des nouvelles de Robert de Saint-Loup. Enhardi par l'amabilité de la duchesse, le Narrateur lui confie connaître aussi M. de Charlus, ce qui ne manque pas de surprendre Oriane de Guermantes : "Quel cachottier que ce Mémé... Nous lui avons parlé longuement de vous, il nous a dit qu'il serait très heureux de faire votre connaissance, absolument comme s'il ne vous avait jamais vu. Avouez qu'il est drôle ! et, ce qui n'est pas très gentil de ma part à dire d'un beau-frère que j'adore et dont j'admire la rare valeur, par moments un peu fou ?" (Le Côté de Guermantes II, Le Livre de poche, pages 109-110).

Le Narrateur reprend lui-même quelques lignes plus bas, mais cette fois à son propre compte, l'appréciation de la duchesse : "Je m'avisai que non seulement par les choses qu'il disait, mais par la manière dont il les disait, M. de Charlus était un peu fou."

Il semble d'autant plus évident que le propos prêté à la duchesse soit issu, sans qu'elle en ait conscience, de Saint-Simon, que son goût artistique et littéraire fut profondément influencé par son grand ami Swann, dont on connaît depuis l'évocation de ses visites à Combray l'admiration profonde pour l'auteur des Mémoires. Proust suggère ainsi une filiation spirituelle reliant Swann au Narrateur par l'intermédiaire de la duchesse et de Charlus lui-même, dont il est dit ailleurs qu' "il se faisait, d'après Saint-Simon, des espèces de tableaux vivants" (Sodome et Gomorrhe, Le Livre de poche, page 367).

Proust fera ensuite plusieurs allusions à ce jugement de Mme de Guermantes sur son beau-frère : ainsi, lorsqu'au début de Sodome et Gomorrhe, le Narrateur, témoin de la première rencontre de Charlus avec Jupien dans la cour de l'hôtel de Guermantes, après avoir décrit le jeu d'approche et de séduction du bourdon et de l'orchidée, évoque la nature "orgueilleuse et un peu folle" du baron "comme disait Mme de Guermantes" (Sodome et Gomorrhe, Le Livre de poche, page 14).

La troisième allusion directe au portrait de Villars est une reprise dans Le Temps retrouvé de cette conversation initiale : le Narrateur évoque le moment où il prend connaissance, après la mort de Charlus, d'une lettre que celui-ci lui avait écrite sans la lui avoir jamais fait parvenir, concernant le jeune violoniste Morel dont il avait envisagé le meurtre. "Alors je compris la peur de Morel ; certes il y avait dans cette lettre bien de l'orgueil et de la littérature. Mais l'aveu était vrai. Et Morel savait mieux que moi que le "côté presque fou" que Mme de Guermantes trouvait chez son beau-frère ne se bornait pas, comme je l'avais cru jusque là, à ces dehors momentanés de rage superficielle et inopérante" (Le Temps retrouvé, Le Livre de poche, page 146).

Cette reprise, légèrement différente dans sa formulation, le "un peu fou" devenant "presque fou", confère à la remarque de Mme de Guermantes, que l'on pouvait d'abord juger superficielle et pittoresque, une profondeur nouvelle et inquiétante. 

Il n'est pas impossible que la même source littéraire soit à l'origine de la "perpétuelle hilarité invitante" de M. d'Argencourt, évoqué précisément lors de la fameuse matinée chez la princesse de Guermantes, à propos de M. de Charlus "foudroyé et poli". Lui-même métamorphosé en "moribond-bouffe d'un Regnard exagéré par Labiche", d'Argencourt, autrefois cruel pour le Narrateur, sert "comme dans une oraison funèbre ou un cours en Sorbonne, à la fois de rappel à la vanité de tout et d'exemple d'histoire naturelle" (Le Temps retrouvé, Le Livre de poche, page 291).

Lointain écho à la "physionomie... sortante" de Villars, cette "hilarité invitante" frappe d'une note saint-simonienne le propos désenchanté du Narrateur.