lundi 28 décembre 2015

L' "Allégorie de la présentation de Philippe V à l'Espagne" par Henri de Favanne




Le tableau d'Henri de Favanne (Londres, 1668 - Paris, 1752), Allégorie de la présentation de Philippe V à l'Espagne fait partie des collections du musée national du château de Versailles. Il est ainsi décrit dans l'ouvrage de Nicolas Guérin, Description de l'académie royale des arts de peinture et de sculpture (Paris, 1715) : "Il représente Philippe de France, duc d'Anjou, reconnu roi des Espagnes par droit de succession, et par le testament de Charles II, mort sans enfant. L'heureux Génie de ces royaumes, sous la figure d'un jeune homme ayant une flamme de feu sur la tête, est élevé sur une nuée, préside à cette importante action pour marquer la sagesse avec laquelle les Espagnols se sont conduits dans une conjoncture si délicate. Le jeune prince paraît présenté par la France, et reçu par l'Espagne à genoux avec autant de respect que de reconnaissance; ce qui se passe en présence du cardinal Portocarrero, archevêque de Tolède, parce qu'il est un des Grands d'Espagne qui a eu plus de part au ménagement de cette grande affaire. Et pour faire connaître toutes les difficultés qu'il a fallu surmonter par la mettre à fin, le peintre dans le lointain du tableau a feint que toutes les passions des hommes qui pourraient s'y opposer soient mises en fuite par Hercule. Le fleuve qui est peint au bas du tableau est Bidassoa, qui fait la séparation des deux royaumes de France et d'Espagne."

Né à Londres en 1668 de parents français, Favanne s'est formé en France auprès de René-Antoine Houasse à partir de 1687. Pendant son séjour à Rome, où il fut pensionnaire de l'Académie de France de 1695 à 1700, il se lia d'amitié avec Jean Bouteroue d'Aubigny, secrétaire de Anne Marie de La Trémoille, bientôt princesse des Ursins. Après son retour à Paris, Favanne fut agréé à l'Académie de peinture le 29 janvier 1701 sur présentation de l'esquisse (aujourd'hui au musée des beaux-arts d'Orléans) de ce tableau avec lequel il devait être reçu académicien le 23 août 1704. D'Aubigny le fit venir à Madrid où il séjourna de 1706 à 1713, quand Mme des Ursins, camarera major de la reine Marie Louise Gabrielle de Savoie, confidente et conseillère du roi et de la reine d'Espagne, était au faîte de sa puissance. Revenu en France en 1714, l'année même de la disgrâce de la princesse des Ursins, chassée d'Espagne par la seconde épouse de Philippe V, Elisabeth Farnese (on se souvient de la rage cruelle de la nouvelle reine d'Espagne qui "redoublant de furie et de menaces, se mit à crier qu'on fît sortir cette folle de sa présence et de son logis". Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, tome V, page 160), il commence aussitôt le décor du château de Chanteloup, près d'Amboise, propriété depuis 1708 de Bouteroue d'Aubigny, peut-être en l'occurence prête-nom de Mme des Ursins. Le château fut en effet reconstruit en 1711 d'après les plans de Robert de Cotte, à un moment où Mme des Ursins se mit à espérer d'obtenir "en souveraineté la Touraine et le pays d'Amboise".

Le décor du plafond de la galerie, tout à la gloire de Philippe V, célèbre indirectement le rôle et l'influence de la princesse. Chanteloup, acquis par le duc de Choiseul en 1761 et considérablement transformé et embelli, fut détruit en 1825 par la "Bande noire" qui démolissait de nombreux édifices pour en récupérer les matériaux. Plusieurs tableaux, parmi lesquels des esquisses pour la galerie, permettent d'en imaginer le décor. Certains se trouvent dans des collections publiques (ainsi au Louvre, La Force et la Justice; au musée des beaux-arts de Lille, La Réduction des royaumes de Valence et d'Aragon; au musée des beaux-arts de Tours, La Bataille d'Almanza).

N'ayant jamais travaillé pour le Roi, ayant réalisé son chef d'oeuvre loin de Paris, en Touraine, pour un château détruit au début du 19ème siècle, Favanne fut longtemps oublié des historiens de l'art. Il fut redécouvert grâce à la perspicacité d'Antoine Schnapper, éminent spécialiste de la peinture française des 17ème et 18ème siècles, qui consacra au peintre plusieurs articles décisifs et encouragea certains de ses étudiants à poursuivre les recherches. 

Bibliographie :
A. Schnapper, "Musée des beaux-arts d'Auxerre. Deux tableaux de Henri de Favanne", La Revue du Louvre et des Musées de France, 1972, numéro 4-5.
A. Schnapper, "Traces du décor peint par Henri de Favanne (1668-1752) pour le château de Chanteloup", La Revue du Louvre et des Musées de France, 1984, numéro 5-6.
G. Allain-Bernard, "Nouveaux documents sur Henri de Favanne", Bulletin de la Société de l'Histoire de l'Art français, année 1996.
Chanteloup, un moment de grâce autour du duc de Choiseul, catalogue d'exposition, musée des beaux-arts de Tours, 2007.





mardi 6 octobre 2015

La comtesse de Verue

Jeanne Baptiste d'Albert de Luynes, comtesse de Verue (1670-1736), dont Saint-Simon raconte la vie mouvementée à la cour de Savoie, s'enfuit de Turin en 1700 et s'installe à Paris dans un hôtel particulier rue du Cherche-Midi. La mort de son mari en 1704, son habileté à tirer parti du système de Law et à s'en retirer à temps pour éviter la débâcle, firent d'elle une femme riche et influente, très liée aux Condé et tout particulièrement à Monsieur le Duc, tout-puissant ministre après la mort du Régent. 
Madame de Verue reste célèbre dans le domaine de l'histoire de l'art et de la bibliophilie pour ses fabuleuses collections de tableaux et de livres précieux. Elle appréciait la peinture nordique du Siècle d'or et contribua à en imposer le goût au détriment de la peinture italienne. Ses Bruegel, ses Ruysdael, ses Wouverman, ses Teniers, ses Dou, ses Rubens étaient célèbres. Mieux encore, l'une des toiles les plus célèbres du Louvre, le Charles 1er d'Angleterre de Van Dyck était le clou de sa collection nordique.



Moins nombreux, l'ensemble de tableaux français qu'elle exposait dans la galerie de son hôtel était prestigieux en raison de la présence de L'Inspiration du poète de Nicolas Poussin et de nombreuses toiles de Claude Lorrain. Elle léguera le Poussin et le Van Dyck au marquis de Lassay et plusieurs Claude à son amant, le baron Glucq de Saint-Port. 
"Sa maison est moins meublée qu'elle n'est boutique accablée de tout ce qu'il y a de plus rare et de plus précieux en bijoux, en meubles, en porcelaines, en lustres, en argenterie, en tableaux, même en livres curieux." (Saint-Simon, cité par N. Wansart, L'entourage de la comtesse de Verue : une circulation originale des oeuvres d'art, Cahiers Saint-Simon n° 37, année 2009)
Sa bibliothèque était également exceptionnelle. Très cultivée, grande lectrice, elle s'attachait, pour les oeuvres qui lui plaisaient, à en acquérir le manuscrit et toutes les éditions. Curieuse de la littérature de son temps, elle achetait beaucoup de nouveautés. Sciences, géographie, musique, romans, théâtre, tout l'intéressait, y compris les livres interdits, qu'ils soient de caractère religieux, philosophique ou galant. La vente de la bibliothèque Verue en juin 1737 attira de très nombreux amateurs, collectionneurs et libraires. Celle des tableaux avait eu lieu trois mois plus tôt et de nombreux acquéreurs se disputèrent les tableaux les plus prestigieux.
Si l'hôtel de la comtesse de Verue, rue du Cherche-Midi, a été détruit, on sait qu'il était décoré selon la dernière mode comme en témoigne le plafond peint par Claude III Audran, aujourd'hui conservé et exposé au Musée des Arts Décoratifs de Paris. Il s'agit d'un charmant exemple du style rocaille des années 1720, comme il en existe dans d'autres châteaux d'Ile-de-France, ainsi à Champs-sur-Marne ou à Réveillon.
Personnalité attachante, libre et déterminée à prendre son destin en main, Mme de Verue rédigea elle-même son épitaphe : 
"Ci-gît dans une paix profonde
Cette dame de volupté
Qui, pour plus grande sûreté,
Fit son paradis en ce monde !"
Elle inspira au moins deux romans (La Dame de volupté d'Alexandre Dumas et Jeanne de Luynes, comtesse de Verue de Jacques Tournier), ainsi qu'un film inégal dont la fin s'éloigne de la vérité historique, La Putain du roi, réalisé en 1990 par Axel Corti.




Photos : William della Rocca

Le portrait de l'Abbé de Rancé par Hyacinthe Rigaud

Comme le raconte Saint-Simon dans ses Mémoires, son désir de posséder le portrait d'un homme aussi admirable que Rancé, abbé de la Trappe, lui fit imaginer un amical complot destiné à vaincre, sans qu'il s'en rendît compte, la modestie affichée du modèle malgré lui.
Saint-Simon connaissait bien Rigaud qui, à la demande de son père, le duc Claude, avait exécuté en 1692, si l'on en croit le livre de comptes de l'artiste, son propre portrait à l'âge de dix-sept ans, vêtu d'une armure de fantaisie. Saint-Simon venait de participer à sa première campagne militaire à l'occasion du siège de Namur (tableau aujourd'hui conservé au Musée des Beaux-Arts de Chartres).



En 1696, il fait peindre par Rigaud le célèbre portrait de Rancé, qu'il conservera jusqu'à sa mort dans sa chambre de La Ferté-Vidame et qu'il léguera à l'abbaye de la Trappe où il se trouve toujours. Le mémorialiste fait état du succès de ce portrait et des nombreuses répliques, intégrales ou partielles, qu'on réclama au peintre. La plus célèbre d'entre elles est exposée dans les salles du Musée Comtadin-Duplessis à Carpentras. Elle faisait partie des collections du fondateur de la Bibliothèque Inguimbertine, Monseigneur d'Inguimbert (1683-1757), lui-même ancien trappiste, qui l'avait reçue de son protecteur le Pape Clément XII, lors de son départ de Rome en 1735 pour le siège épiscopal de Carpentras. Jean-François Delmas, directeur de la Bibliothèque-Musée Inguimbertine, que nous remercions vivement pour son aimable accueil, émet l'hypothèse que le tableau avait été acquis, lors d'un de ses séjours parisiens, par Neri Corsini, neveu de Clément XII, qui commanda à Rigaud son propre portrait.
Bien qu'elles soient malheureusement mutilées, les armoiries du souverain pontife Clément XII Corsini sont reconnaissables en haut du cadre sculpté et doré. Un tel présent était d'autant plus significatif que d'Inguimbert avait fait paraître dix ans plus tôt, en 1725, en italien, une vie de l'abbé de Rancé.
Exposé à l'Hôtel-Dieu de Carpentras, le tableau a été transféré dans la galerie du Musée Comtadin-Duplessis en 1888. Rappelons que c'est pour répondre à la suggestion de son confesseur l'abbé Seguin, originaire de Carpentras et admirateur de la Trappe, que Chateaubriand écrivit sa Vie de Rancé, publiée en 1844. On peut y lire le témoignage d'une admiration exaspérée à l'égard du mémorialiste : 
"Saint-Simon serait très croyable dans ce qu'il rapporte s'il pouvait s'occuper d'autre chose que de lui. A force de vanter son nom, de déprécier celui des autres, on serait tenté de croire qu'il avait des doutes sur sa race. Il semble n'abaisser ses voisins que pour se mettre en sûreté. Louis XIV l'accusait de ne songer qu'à démolir les rangs, qu'à se constituer le grand maître des généalogies. Il attaquait le parlement et le parlement rappela à Saint-Simon qu'il avait vu commencer sa noblesse. C'est un caquetage éternel de tabourets dans les Mémoires de Saint-Simon. Dans ce caquetage viendraient se perdre les qualités incorrectes du style de l'auteur, mais heureusement il avait un tour à lui; il écrivait à la diable pour l'immortalité."
La pique est savoureuse de la part de Chateaubriand dont Mme de Boigne écrivait :
"Il n'a foi en rien au monde qu'en son talent, mais aussi c'est un autel devant lequel il est dans une prosternation perpétuelle." (Mémoires de la comtesse de Boigne, tome 1, Mercure de France, p. 200)



Photos : William della Rocca

lundi 14 septembre 2015

Les résidences parisiennes de Saint-Simon


On sait que Saint-Simon naquit dans l'hôtel Selvois, au numéro 6 de la rue Taranne (situé à l'emplacement de l'actuel carrefour de la rue des Saint-Pères et du boulevard Saint-Germain). Il habita jusqu'en septembre 1714 dans cet hôtel construit en 1670 sur les plans de Daniel Gittard et presqu'aussitôt loué au duc Claude, son père.

Ensuite, et jusqu'en octobre 1746, sa résidence parisienne était rue Saint-Dominique (actuelle numéro 218 boulevard Saint-Germain, où une plaque rappelle que Saint-Simon y rédigea une partie des Mémoires). L'hôtel, comme seize autres maisons voisines, avait été édifié par les Jacobins à la fin du dix-septième siècle sur des terrains leur appartenant, tirant de l'ensemble de ces locations un revenu conséquent permettant de financer constructions ou agrandissements de leur couvent, dont l'actuelle église Saint-Thomas d'Aquin était le sanctuaire. Il est intéressant de relever qu'à partir de 1736, Montesquieu habita vis-à-vis l'hôtel Saint-Simon. On sait que Montesquieu et Saint-Simon se fréquentèrent et que le Spicilège garde trace d'au moins deux visites de Montesquieu à La Ferté.




De fin 1746 à octobre 1750, Saint-Simon occupa l'hôtel situé au numéro 17 de la rue du Cherche-Midi (autre plaque sur la façade de cet hôtel bien conservé), qu'il louait aux Bénédictines du Saint Sacrement. Cependant celles-ci ayant décidé de vendre l'hôtel au marquis de Rothelin, Saint-Simon fut contraint de déménager de nouveau.




Il s'installa alors dans l'hôtel Desmaretz, rue de Grenelle où il mourut; cet hôtel, mitoyen du couvent de Panthémont, fut détruit peu avant la Révolution. Il occupait l'emplacement de l'actuel hôtel Maillebois, au numéro 102.


Bien entendu, au moins jusqu'à la mort du Régent, Saint-Simon résidait le plus souvent à Versailles, d'abord dans l'appartement de son beau-père, le maréchal de Lorge, puis, grâce aux nouvelles fonctions de son épouse, qui fut nommée en 1710 dame d'honneur de la duchesse de Berry, dans un bel appartement situé dans le Gros Pavillon, séparant les deux cours de l'aile Nord. Par ailleurs, Saint-Simon possédait, dans Versailles, l'hôtel - sans doute assez modeste et où lui-même résida peu - que son père avait fait construire en 1686, derrière les Grandes Ecuries, à l'emplacement de l'actuel numéro 38 avenue de Saint-Cloud, et dont il ne subsiste rien.

En outre, très attaché à son château de La Ferté, il y séjournait régulièrement à Pâques, profitant de ce séjour pour faire retraite à la Trappe pendant la Semaine sainte, et durant l'été et l'automne. De 1723, date marquant la fin de la Régence, à 1743, année de la mort de la duchesse, Saint-Simon réside la moitié de l'année à La Ferté.


Photos : William della Rocca

dimanche 14 juin 2015

La chapelle de Saint-Simon dans la cathédrale de Sentis




"La cathédrale Notre-Dame de Senlis fait partie du petit groupe d'églises du premier art gothique qui suivent immédiatement l'exemple de Saint-Denis. Cet édifice de dimensions modestes a été commencé en 1153 et consacré le 16 juin 1191" (Willibald Sauerlander, La Sculpture gothique en France, Flammarion, 1972, page 87).

Le portail principal de la cathédrale de Senlis est célèbre en raison de son iconographie et de sa qualité. Il présente en effet un cycle de la vie de la Vierge qui servit de modèle à bon nombre de portails des décennies suivantes. 

Vers 1465, Gilles de Rouvroy de Saint-Simon, seigneur de Rasse, Précy et du Plessis-Choisel, bailli de Senlis, fonde une chapelle familiale au sud du chevet de la cathédrale, sur un terrain acheté à l'évêque Simon Bonnet, obtenant du chapitre "l'autorisation de percer les murs des deux travées correspondantes du déambulatoire pour faire communiquer sa chapelle avec l'église" (Marcel Aubert, La Cathédrale de Senlis, 1910, page 21).


Cette chapelle, dite du bailli ou de Saint-Simon, est couverte de deux croisées d'ogives dont les clefs sont ornées d'écussons aux armes de Gilles de Saint-Simon et de sa mère Jeanne de Haverskerque.




De Diane de Budos, première duchesse de Saint-Simon, Claude de Saint-Simon eut un fils, Louis, mort à l'âge de quinze mois, qui fut inhumé dans cette chapelle, bientôt rejoint par sa soeur Marie-Madeleine, dite Mademoiselle de La Ferté, décédée à l'âge de six ans en 1665, et par sa mère, morte en 1670. Charles, frère du duc Claude, semble le dernier Saint-Simon à avoir été enterré dans la chapelle de Senlis (cf. François Formel-Levavasseur, Le Duc de Saint-Simon, comte de La Ferté-Vidame, mémorialiste et épistolier, 2012, pp. 67, 73).

Rappelons que Saint-Simon, à la mort de son père, fut investi de la double charge de bailli et gouverneur de Senlis où il semble ne s'être rendu qu'une seule fois, en mars 1702 (cf. Georges Poisson, Saint-Simon à Senlis, Cahiers Saint-Simon, n° 37, 2009, pp. 77-80).



Photos : William della Rocca

mardi 12 mai 2015

Le camp de Compiègne


"Le Roi voulut montrer des images de tout ce qui se fait à la guerre; on fit donc le siège de Compiègne dans les formes, mais fort abrégées : lignes, tranchées, batteries, sapes, etc. Crenan défendait la place. Un ancien rempart tournait du côté de la campagne autour du château; il était de plain-pied à l’appartement du Roi, et par conséquent élevé, et dominait toute la campagne. Le samedi 13 septembre fut destiné à l’assaut : le Roi, suivi de toutes les dames et par le plus beau temps du monde, alla sur ce rempart; force courtisans, et tout ce qu’il y avait d’étrangers considérables. De là, on découvrait toute la plaine et la disposition de toutes les troupes. J’étais dans le demi-cercle fort près du Roi, à trois pas au plus, et personne devant moi. C’était le plus beau coup d’oeil qu’on pût imaginer que toute cette armée et ce nombre prodigieux de curieux de toutes conditions, à cheval et à pied, à distance des troupes pour ne les point embarrasser, et ce jeu des attaquants et des défendants à découvert, parce que n’y ayant rien de sérieux que la montre, et qu’il n’y avait de précaution à prendre pour les uns et les autres que la justesse des mouvements. Mais un spectacle d’une autre sorte, et que je peindrais dans quarante ans comme aujourd’hui tant il me frappa, fut celui que du haut de ce rempart le Roi donna à toute son armée et à cette innombrable foule d’assistants de tous états, tant dans la plaine que dessus le rempart même. Mme de Maintenon y était en face de la plaine et des troupes dans sa chaise à porteurs, entre ses trois glaces, et ses porteurs retirés. Sur le bâton de devant à gauche était assise Mme la duchesse de Bourgogne; du même côté, en arrière et en demi-cercle, debout, Madame la Duchesse, Mme la princesse de Conti et toutes les dames, et derrière elles des hommes. A la glace droite de la chaise, le Roi debout, et, un peu en arrière, un demi-cercle de ce qu’il y avait en hommes de plus distingué. Le Roi était presque toujours découvert, et à tous moments se baissait dans la glace pour parler à Mme de Maintenon, pour lui expliquer tout ce qu’elle voyait et les raisons de chaque chose. A chaque fois, elle avait l’honnêteté d’ouvrir sa glace de quatre ou cinq doigts, jamais de la moitié, car j’y pris garde, et j’avoue que je fus plus attentif à ce spectacle qu’à celui des troupes. Quelquefois elle ouvrait pour quelque question au Roi; mais presque toujours c’était lui qui, sans attendre qu’elle lui parlât, se baissait tout à fait pour l’instruire, et, quelquefois qu’elle n’y prenait pas garde, il frappait contre la glace pour la faire ouvrir. Jamais il ne parla qu’à elle, hors pour donner des ordres en peu de mots et rarement, et quelques réponses à Mme la duchesse de Bourgogne qui tâchait de se faire parler, et à qui Mme de Maintenon montrait et parlait par signes de temps en temps sans ouvrir la glace de devant, à travers laquelle la jeune princesse lui criait quelque mot. J’examinais fort les contenances : toutes marquaient une surprise honteuse, timide, dérobée, et tout ce qui était derrière la chaise et les demi-cercles avaient plus les yeux sur elle que sur l’armée; et tout dans un respect de crainte et d’embarras. Le Roi mit souvent son chapeau sur le haut de la chaise pour parler dedans, et cet exercice si continuel lui devait fort lasser les reins. Monseigneur était à cheval dans la plaine avec les princes ses cadets, et Mgr le duc de Bourgogne, comme à tous les autres mouvements de l’armée, avec le maréchal de Boufflers en fonction de général. C’était sur les cinq heures de l’après-dînée, par le plus beau temps du monde et le plus à souhait. Il y avait vis-à-vis la chaise à porteurs un sentier taillé en marches roides, qu’on ne voyait point d’en haut, et une ouverture au bout, qu’on avait faite dans cette vieille muraille pour pouvoir aller prendre les ordres du Roi d’en bas s’il en était besoin. Le cas arriva : Crenan envoya Canillac, colonel de Rouergue, qui était un des régiments qui défendaient, pour prendre l’ordre du Roi sur je ne sais quoi. Canillac se met à monter, et dépasse jusqu’un peu plus que les épaules : je le vois d’ici aussi distinctement qu’alors. A mesure que la tête dépassait, il avisait cette chaise, le Roi et toute cette assistance qu’il n’avait point vue ni imaginée, parce que son poste était en bas au pied du rempart, d’où on ne pouvait découvrir ce qui était dessus. Ce spectacle le frappa d’un tel étonnement qu’il demeura court à regarder, la bouche ouverte, les yeux fixes et un visage sur lequel le plus grand étonnement était peint. Il n’y eut personne qui ne le remarquât, et le Roi le vit si bien qu’il lui dit avec émotion : “ Eh bien ! Canillac; montez donc. ” Canillac demeurait; le Roi reprit : “ Montez donc; qu’est qu’il y a ? ” Il acheva donc de monter, et vint au Roi à pas lents, tremblants, et passant les yeux à droit et à gauche avec un air éperdu. Je l’ai déjà dit : j’étais à trois pas du Roi; Canillac passa devant moi et balbutia fort bas quelque chose. “ Comment dites-vous ? dit le Roi; mais parlez donc ! ” Jamais il ne put se remettre. Il tira de soi ce qu’il put; le Roi, qui n’y comprit pas grand-chose, vit bien qu’il n’en tirerait rien de mieux, répondit aussi ce qu’il put, et ajouta d’un air chagrin : “ Allez, Monsieur. ” Canillac ne se le fit pas dire deux fois, et regagna son escalier et disparut. A peine était-il dedans, que le Roi, regardant autour de lui : “ Je ne sais pas ce qu’a Canillac, dit-il; mais il a perdu la tramontane et n’a plus su ce qu’il me voulait dire. ” Personne ne répondit. Vers le moment de la capitulation, Mme de Maintenon, apparemment, demanda permission de s’en aller; le Roi cria : “ Les porteurs de Madame ! ” Il vinrent et l’emportèrent. Moins d’un quart-d’heure après, le Roi se retira, suivi de Mme la duchesse de Bourgogne et de presque tout ce qui était là. Plusieurs se parlèrent des yeux et du coude en se retirant, et puis à l’oreille bien bas : on ne pouvait revenir de ce qu’on venait de voir. Ce fut le même effet parmi tout ce qui était dans la plaine : jusqu’aux soldats demandaient ce que c’était que cette chaise à porteurs et le Roi à tous moments baissé dedans; il fallut doucement faire taire les officiers et les questions des troupes. On peut juger de ce qu’en dirent les étrangers et de l’effet que fit sur eux un tel spectacle. Il fit du bruit par toute l’Europe, et y fut aussi répandu que le camp même de Compiègne avec toute sa pompe et sa prodigieuse splendeur."

Saint-Simon
Mémoires
Gallimard, La Pléiade (édition Yves Coirault)
tome I, pp 542-544




Compiègne, Porte Chapelle (16ème siècle), à proximité de laquelle Louis XIV et Madame de Maintenon, dans sa chaise à porteurs, assistèrent au spectacle du siège de Compiègne le samedi 13 septembre 1698.






Photos : William della Rocca



Le Camp et le Siège de Compiègne commandé par Monseigneur le duc de Bourgogne 
où le Roi donne une magnifique représentation de toutes les parties de l'art militaire.
A Paris chez Jacques Langlois   Rue Saint-Jacques   A la Renommée
Eau-forte et burin, Bibliothèque nationale de France, collection Michel Hennin


Le graveur n'a pas représenté la chaise à porteurs de Mme de Maintenon. A la gauche de celle-ci se tient debout l'ambassadeur de Hollande. A la droite du Roi, la duchesse de Bourgogne. A sa gauche, Monseigneur.



Au dessus du calendrier, au centre, dans un cartouche ornementé : "Festin donné au Roi, au Roi de Grande-Bretagne, aux Princes et à quelques grands seigneurs de la cour par Mr le Maréchal Duc de Boufflers dans le camp de Compiègne le 10 septembre 1698".

"Mme la duchesse de Bourgogne, les Princesses, Monseigneur firent souvent collation chez le Maréchal, où la maréchale de Boufflers leur faisait les honneurs. Monseigneur y dîna quelquefois, et le Roi y mena dîner le roi d’Angleterre, qui vint passer trois ou quatre jours au camp. Il y avait longues années que le Roi n’avait fait cet honneur à personne, et la singularité de traiter deux rois ensemble fut grande. Monseigneur et les trois princes ses enfants y dînèrent aussi, et dix ou douze hommes des principaux de la cour et de l’armée. Le Roi pressa fort le Maréchal de se mettre à table; il ne voulut jamais : il servit le Roi et le roi d’Angleterre, et le duc de Gramont, son beau-père, servit Monseigneur."
Saint-Simon
Mémoires
Gallimard, La Pléiade (édition Yves Coirault)
tome I, p 539

On remarque en effet le Maréchal de Boufflers et le duc de Gramont debout derrière les deux rois.