mercredi 3 juillet 2019

Saint-Simon inspirateur de Victor Hugo ?

Le cardinal de Coislin, évêque d'Orléans et grand aumônier de France, connu pour sa bonté, est souvent évoqué dans les Mémoires. Il était neveu de M. de Pontchâteau, gentilhomme devenu jardinier à Port-Royal-des-Champs, saisi par "le démon de la droiture" pour reprendre la belle formule d'André Fraigneau (Journal profane d'un Solitaire, La Table Ronde, 1947), et avait hérité de son oncle une profonde sensibilité janséniste. Saint-Simon, dans sa chronique de l'année 1706, rapporte à son propos une anecdote émouvante qu'on ne peut s'empêcher de rapprocher d'un célèbre épisode des Misérables de Victor Hugo (1862). 

Saint-Simon raconte en effet que le cardinal, non content de dépenser en aumônes publiques "tout le revenu de l'évêché" (Pléiade, II, p. 680), faisait quantité d'autres charités "qu'il cachait avec grand soin". Il accordait ainsi une pension à un gentilhomme ruiné et solitaire, le recevant en outre à sa table quasi quotidiennement lorsqu'il n'était pas à la cour: 

"Un matin, les gens de Monsieur d'Orléans trouvèrent deux fortes pièces d'argenterie de sa chambre disparues, et un d'eux s'était aperçu que ce gentilhomme avait beaucoup tourné là autour : il dirent leur soupçon à leur maître, qui ne le put croire, mais qui s'en douta sur ce que ce gentilhomme ne parut plus. Au bout de quelques jours il l'envoya quérir, et tête à tête il lui fit avouer qu'il était le coupable. Alors Monsieur d'Orléans lui dit qu'il fallait qu'il se fût trouvé étrangement pressé pour commettre une action de cette nature, et qu'il avait grand sujet de se plaindre de son peu de confiance de ne lui avoir pas découvert son besoin. Il tira vingt louis de sa poche, qu'il lui donna, le pria de venir manger chez lui à son ordinaire, et surtout d'oublier, comme il le faisait, ce qu'il ne devait jamais répéter. Il défendit bien à ses gens de parler de leur soupçon et on n'a su ce trait que par le gentilhomme même, pénétré de confusion et de reconnaissance" (Pléiade, II, p. 680-681).

Il est impossible, à la lecture de ce passage, de ne pas se souvenir d'un très célèbre épisode raconté par Victor Hugo (Les Misérables, première partie, livre II, 3-12), au cours duquel Jean Valjean, charitablement reçu par Monseigneur Myriel, évêque de Digne, part au petit matin emportant les couverts d'argent qu'il avait remarqués sur la table du dîner. Arrêté par deux gendarmes et ramené de force auprès de l'évêque, celui-ci prétend lui avoir donné non seulement les couverts mais également les chandeliers qu'il lui remet, lui reprochant de ne pas les avoir emportés comme convenu. 

On ne peut affirmer avec certitude que Victor Hugo se soit souvenu de ce passage des Mémoires, même si la coïncidence est pour le moins troublante. L'un des poèmes écrits à la suite des Châtiments (1853) et faisant partie du recueil baptisé Boite aux lettres, commence par : 

"J'aime ces grands esprits, j'aime ces grandes oeuvres... 
Et tous ceux qu'on oublie, et même ceux qu'on loue,
Retz, Pascal, Sévigné, Saint-Simon, Bourdaloue, 
Toi surtout, le rieur qui saigne, Poquelin !
J'aime de ces beaux noms ce beau Versailles plein"...

(Oeuvres poétiques, Pléiade, II, p. 327)

Il est probable que Victor Hugo parcourut l'édition des Mémoires due aux soins du marquis de Saint-Simon, publiée en 1829-1830, édition quasi intégrale qui fit par ailleurs les délices de Stendhal et de toute la génération romantique. De fait, la consultation du site http://www.maisonsvictorhugo.paris.fr sur la bibliothèque du poète à Hauteville House indique la présence de l'édition E. Renduel de 1835 (un volume, le seul à avoir été publié) et du tome V de l'édition H. L. Delloye de 1840-1841 concernant les années 1706-1707, qui contient précisément l'anecdote de la générosité du cardinal de Coislin. Ces deux éditions avaient pour ambition de reprendre, en la corrigeant, celle de 1829-1830, établie par le marquis de Saint-Simon.




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