dimanche 29 avril 2018

Julien Green et Saint-Simon

Romancier américain d'expression française, élu à ce titre à l'Académie française en 1972, auteur d'un "Journal" célèbre dont trois volumes ont été publiés dans la collection de La Pléiade, Julien Green, mort en 1998, fut membre d'honneur de la Société Saint-Simon.

Les "Mémoires" furent en effet une des lectures favorites de l'auteur d'"Adrienne Mesurat" ; dès 1926, le petit livre d'extraits de la collection Nelson, intitulé "La Cour de Louis XIV", l'initia à cette lecture fondatrice, comme il le rappelle le 29 décembre 1976 dans son "Journal". Il cite fréquemment Saint-Simon et les références, au nombre d'une cinquantaine, parsèment le "Journal" de 1929 à 1997. Outre les allusions à tel ou tel passage relu avec ferveur (la folie destructrice du duc de Mazarin, 19 décembre 1948 (Pléiade, IV, 561) ; les masques de Bouligneux et Wartigny, 17 décembre 1959 (Pléiade, II, 542) ; le récit de la réduction des bâtards, "un des sommets de la littérature occidentale", 6 juin 1966 (Pléiade, VII, 235-266) ; la mort de Monseigneur, 13 novembre 1966 (Pléiade, IV, 56-78)  ; la lettre surprise par Louis XIII, 16 janvier 1974 (Pléiade, I, 64) ; la lâcheté du duc du Maine devant Namur, 15 février 1974 (Pléiade, I, 242)), Julien Green se délecte d'un mot ou d'une tournure de phrase où s'expriment le génie de la langue et l'autorité de l'écrivain : ainsi rappelle-t'il (29 décembre 1956), avec une admiration désolée, le "robinet" de Fénelon, versant "la qualité et la quantité exactement convenables à chaque chose et à chaque personne" (Pléiade, IV, 209) ; la fuite nocturne de Mme des Ursins (17 décembre 1958) : "la nuit était si obscure qu'on n'y voyait qu'à la faveur de la neige" (Pléiade, V, 161) ; ou encore (8 février 1961) le Grand Dauphin "enfoncé dans sa graisse et dans ses ténèbres" (Pléiade, IV, 96 ; le texte exact dit "absorbé").

Green souligne avec un enthousiasme amusé l'"admirable débraillé" des phrases de Saint-Simon (28 novembre 1951), citant par exemple à deux reprises l'"ici ailleurs" du portrait de Dangeau (Pléiade, VII, 709, cité le 11 novembre 1951 et, plus allusivement, le 26 octobre 1977) ou le laconisme d'un jugement définitif : "on admire et on fuit" (à propos des jardins de Versailles ; la citation exacte, dans son contexte, est : "l'abondance des eaux forcées et ramassées de toutes parts les rend vertes, épaisses, bourbeuses ; elles répandent une humidité malsaine et sensible, une odeur qui l'est encore plus. Leurs effets, qu'il faut pourtant beaucoup ménager, sont incomparables. Mais de ce tout il résulte qu'on admire et qu'on fuit" (Pléiade, V, 532 mais aussi p. 386 dans le petit volume de la collection Nelson). Julien Green cite trois fois ce jugement de Saint-Simon, le 29 décembre 1976, précisément après avoir rappelé son cher petit livre de la collection Nelson ; le 1er novembre 1978, à propos des jardins de La Granja près de Madrid mais pour, a contrario, célébrer l'attrait de "ce Versailles miniature" ; enfin à la fin de sa vie, le 10 juillet 1997, pour stigmatiser "tout ce qui est officiel, sans distinction."

Lecteur assidu de Saint-Simon, Julien Green s'intéresse évidemment aux ouvrages publiés sur son oeuvre. En février 1926, il lit l'ouvrage de René Doumic "Saint-Simon. La France de Louis XIV", publié en 1919 chez Hachette mais n'en fait aucune critique. En revanche, il manifeste beaucoup d'intérêt à la lecture de "Saint-Simon l'admirable" de José Cabanis dont il célèbre la "réussite totale", sensible à la pertinence des citations et à la beauté des "pages sur la mort qui sont presque toutes entières de Cabanis" (13 et 14 janvier 1975).

A la fin de sa vie (1er octobre 1997), il fera allusion à l'ouvrage de La Varende, "M. le duc de Saint-Simon et sa comédie humaine", évidemment présent depuis fort longtemps dans sa bibliothèque et dont il relit avec bonheur de larges extraits. Il est en revanche d'une sévérité extrême (13 novembre 1997) - et, à notre avis, excessive - pour le "Saint-Simon ou le système de la cour" d'Emmanuel Le Roy Ladurie et Jean-François Fitou (non cités), paru la même année : "D'une sottise éclatante. C'est un recueil de perles." Il se dit agacé par le style "prétentieux et vulgaire" et l'usage ridicule d'expressions anglaises telles que "Fénelon est kicked upstairs à l'archevêché de Cambrai" (op. cit. p. 16).

Plus encore que le témoignage historique et la variété des portraits de Saint-Simon, Green célèbre la force irrésistible de l'écriture : le petit duc, animé d'un "génie frénétique" (6 juin 1966), va jusqu'à anéantir la personnalité du lecteur ("qui lit Saint-Simon peut se croire Saint-Simon") par la vertu diabolique de "phrases embrouillées", bouillonnantes jusqu'au "bégaiement de fureur" (8 juillet 1930). Green, célébrant la "violence instinctive" et la "frénésie de génie" de Saint-Simon (13 avril 1978), en perçoit tous les effets dans ces mots "jetés sur le papier de manière à les faire hurler" (20 décembre 1976), ce qui remet en mémoire le propos de Jean Cocteau, adressé en 1953 à François-Régis Bastide : "La plume de notre duc trouait la feuille." Le style, "parlant au point qu'on voit gesticuler les phrases" (19 juin 1991), nous emporte dans une "chasse à Cour" par la magie d'une "langue qui galope pour rattraper la mémoire au vol" (1er octobre 1997).

Le diable et le spectacle de la mort sont bien souvent évoqués par Julien Green à propos de Saint-Simon dont l'écriture "rouge sombre" (1er octobre 1997) qui fait "le désespoir de l'écrivain" (23 juillet 1959) élabore "du point de vue spirituel l'imitation la plus parfaite du néant de l'Enfer" (13 janvier 1975). Il n'est, au bout du compte, pas très étonnant qu'après la Bible, Saint-Simon soit, pour Julien Green, avec Montaigne et, sans aucun doute, Pascal, parmi les grandes "lectures de fin de vie" (18 décembre 1976), même si les "Mémoires" furent à l'évidence l'un des livres majeurs de toute son existence.

Philippe Le Leyzour



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