mercredi 4 mars 2015

Présentation du projet


Auteur de Mémoires parmi les plus célèbres de la littérature française, Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, pair de France, gouverneur de Senlis et de Blaye, né à Paris en 1675 et mort dans son hôtel de la rue de Grenelle en 1755, quelques jours après Montesquieu, est unanimement admiré pour ses descriptions féroces et lucides de la vie de cour sous Louis XIV et pendant la Régence.

Le "petit duc", d'abord jeune mousquetaire gris, bientôt retiré à sa demande du service des armées – ce qui n'arrangera guère ses affaires auprès du souverain –, avait dès son plus jeune âge trois passions : l'Histoire, l'écriture et la dignité de son rang. Les Mémoires fruit d'un travail acharné de 1739 à 1749, réutilisent en les retravaillant, outre les éblouissants commentaires et compléments du terne Journal du marquis de Dangeau, quantité de textes rédigés tout au long de sa vie.

Obsédé par la légitimité des rangs, la permanence des rites et l'indignité des bâtards royaux, fidèle à ses amis comme à ses aversions, Saint-Simon est un historien d'une partialité absolue, dont on a souvent relevé l'approximation, voire l'inexactitude des sources, indirectes ou biaisées. Cependant, même s'il est parfois aveuglé par la haine ou la rancune – les pages consacrées à Madame de Maintenon, au duc de Noailles ou à M. de Vendôme laissent peu de place à la nuance –, l'écrivain n'est pas le démon de méchanceté trop souvent évoqué. Animé d'une tenace volonté de justice, dont sa passion de la dignité et du rang n'est pas le seul fondement, il donne le sentiment de ne jamais vouloir trahir sa conscience et d'éclairer sans hésiter la générosité d'un ennemi comme la faiblesse d'un proche. Ce souci du trait vrai, de la pertinence du jugement explique en partie l'éclat de ses peintures de la cour, indissociables, depuis la première édition complète des Mémoires en 1829-1830, de notre représentation du règne de Louis XIV. Aucun historien n'aura brossé une fresque aussi magistrale que les réactions désordonnées des courtisans à la mort de Monseigneur ou le glorieux spectacle du camp de Compiègne tournant tout entier autour de la chaise à porteurs de Madame de Maintenon vers laquelle se penche à de si nombreuses reprises le Roi-Soleil.

Ces tableaux multiples, ces portraits innombrables au coup de pinceau cruel et péremptoire sont exécutés d'un trait vif, comme au fil d'une plume aristocratique, désinvolte et fière, ne reculant devant aucune familiarité jugée nécessaire, aucune répétition jugée inévitable, soucieux seulement d'authenticité. Il convient de le répéter :  contrairement aux idées reçues, Saint-Simon n'est pas foncièrement méchant. L'acide volupté de son jugement est le plus souvent tempérée par le sens de l'honnêteté. C'est probablement ce qui explique  à la fois l'impossibilité d'une identification et la sourde sympathie pour un artiste génial qui ne sacrifie jamais sa vérité à la recherche de l'effet.

La scansion et le rythme du chroniqueur, relevés justement par Mona Ozouf (cf. article repris dans La Cause des livres, Gallimard, 2011), si sensibles à la lecture, appellent la voix de l'acteur capable d'apporter son souffle à ce texte qui respire si puissamment. Saint-Simon, dont les talents rhétoriques d'avocat et de contradicteur font merveille, a créé un immense théâtre, animé de personnages qui, pour beaucoup d'entre eux, ne vivent que par lui. La lecture les restitue à notre mémoire comme le fera, de manière plus charnelle et plus prégnante, la voix de William della Rocca, déjà passionnément écoutée par de nombreux fidèles lors des représentations consacrées aux douze livres des Confessions de Jean-Jacques Rousseau.

La voix, ici, est moins celle de l'ami que du juge. Mais, dans les deux cas, elle charrie dans son harmonie, sa raucité et son grain, le destin de l'homme qui se débat contre la corruption du monde et le caprice de l'Histoire.


Philippe Le Leyzour


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