jeudi 11 février 2021

Chevalier !

 Mesdames, Messieurs,


je suis heureux de vous faire part de ma nomination, tout à fait inattendue, au grade de Chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres.

Vous trouverez ci-dessous copie du diplôme que la Ministre de la Culture m'a adressé il y a quelques jours.

Je ne vous cache pas que cette reconnaissance institutionnelle, que je n'ai pas recherchée et que je n'espérais pas, est un encouragement puissant à ne pas céder au découragement vertigineux qui m'a saisi bien des fois ces derniers mois.

J'en profite pour vous remercier d'avoir, d'une manière ou d'une autre, manifesté de l'intérêt à ce travail solitaire entrepris il y a maintenant quatorze années.

J'espère avoir l'immense plaisir de retrouver bientôt le chemin des salons qui m'honorent de leur accueil... et peut-être aussi celui d'un théâtre, si toutefois les responsables de ces établissements culturels daignent enfin s'apercevoir de mon existence.

William della Rocca



dimanche 1 novembre 2020

Tous les articles de ce blog ont été rédigés par Philippe Le Leyzour, qui adapte pour la scène les Mémoires de Saint-Simon.

Quos vult perdere, Jupiter dementat

Dans sa chronique de l'année 1706, Saint-Simon évoque le siège de Turin décidé par Louis XIV exaspéré par la politique fort ambiguë du duc de Savoie, allié objectif de l'Empereur contre la France. Il rappelle que le Roi, en d'autres temps où l'alliance de la Savoie semblait sûre, avait "prêté" Vauban à M. de Savoie "pour fortifier, ou plutôt pour perfectionner Turin" (Pléiade, II, p. 723-724). Le Roi choisit tout naturellement Vauban pour en faire le siège mais celui-ci formula des exigences qui parurent excessives. Malgré la prudence et les craintes de Chamillart, ministre des finances et de la guerre, "la commission en fut sur-le-champ donnée, ou plutôt confirmée à La Feuillade", gendre de Chamillart qui ne nourrissait pas une extrême confiance en ses vertus militaires (p. 724). Saint-Simon poursuit : "Quel parallèle entre ces deux hommes (Vauban et La Feuillade), et quel champ aux réflexions ! Et peut-on s'empêcher de reconnaître que lorsque Dieu veut châtier, il commence par aveugler ? C'est ce qui se retrouve sans cesse dans le cours de cette guerre ; mais c'est aussi ce qui ne saute nulle part aux yeux si fortement qu'ici" (ibid.). Déjà, dans son addition au Journaldu marquis de Dangeau en date du 22 août 1704, Saint-Simon écrivait à propos de la terrible défaite de Blenheim : "Cette bataille est si connue, et dans tous ses surprenants détails, et dans ses surprenantes suites, qu'il est difficile de n'y pas reconnaître la main immédiate de Dieu, qui aveugle ceux qu'il veut perdre." Dans une note très éclairante, Yves Coirault rappelle l'adage "Quos vult perdere, Jupiter dementat" ("Jupiter rend fous ceux qu'il veut perdre") et en souligne la prégnance dans la littérature des 17ème et 18ème siècles. 

 

Il est intéressant de relever le même adage dans la correspondance de la princesse des Ursins qui écrit à Mme de Maintenon, de Madrid, le 11 novembre 1709, à propos de la situation critique du nouveau roi d'Espagne, Philippe V, petit-fils de Louis XIV, menacé par les troupes impériales, anglaises et hollandaises, que le Roi, à bout de ressources financières, envisage d'abandonner : "Je ne regarde pas avec moins d'étonnement l'opinion de ceux qui, se défiant aujourd'hui de la bonté de Dieu, ferment les yeux aux miracles qu'il opère continuellement en notre faveur et qui s'imaginent, en le rendant pour ainsi dire coupable de nos propres fautes, que c'est résister à sa volonté que de vouloir plus longtemps soutenir une guerre dans laquelle l'honneur de la religion n'est pas moins intéressée que celui du nom Français. Il est vrai, Madame, que Dieu ôte le jugement à ceux qu'il veut perdre ; mais pour lors ces malheureux courent précipitamment à leur ruine, tout marque leur réprobation, et c'est pour eux qu'on peut dire qu'un abîme en appelle un autre".

 

La formulation élégante et respectueuse de Mme des Ursins ne dissimule pas sa lucide colère : elle a sans doute raison de relever qu'une soumission aux exigences des ennemis ne ferait que fortifier leur insolence. L'image qu'elle utilise avec une certaine audace puisqu'elle s'adresse à la femme la plus puissante de France est, certes, un lieu commun mais qui n'a rien perdu de sa force. 

 

Quelle en est l'origine ? Dans son Dictionnaire des sentences latines et grecques(éd. Jérôme Millon, 2010), Renzo Tosi renvoie à un fragment grec anonyme que cite et réfute Athénagore, philosophe du 2ème siècle converti au christianisme, dans sa Supplique au sujet des Chrétiens : "Si le démon, a dit un poète,prépare aux mortels quelque chose de funeste, il commence par altérer la raison. Mais Dieu, qui est souverainement bon, est toujours bienfaisant". Ce fragment grec que cite Athénagore avait trouvé un écho dans la tragédie d'Eschyle, Niobé, dont il ne reste plus que quelques vers, dont ceux prononcés par la nourrice de l'héroïne frappée par Artémis et Apollon : 

 

"Quand la divinité veut renverser une maison,

elle pousse l'homme à la faute".

 

C'est ce même passage qui est cité et vivement critiqué par Platon dans La République (380a), récusant la trop facile tentation de faire porter aux dieux seuls la responsabilité de son malheur. Bien avant Athénagore, il affirme que le dieu est bon et que les maux de l'humanité ne sauraient lui être imputés : "Affirmer que le dieu, dans sa bonté, est responsable des malheurs de quelqu'un, cela, nous devons nous y opposer par tous les moyens, comme nous nous opposerons à ce que quelqu'un tienne de tels propos, ou y prête l'oreille, dans sa cité, si celle-ci doit être régie par une bonne législation" (trad. G. Leroux, sous la direction de L. Brisson, Flammarion, 2011, p. 1541).

 

Cette idée de la responsabilité première du dieu ou des dieux dans le malheur de l'homme parcourt toute la littérature de la Grèce ancienne de Sophocle (ainsi dans Antigone, v. 622-625) à Plutarque, et fonde la notion même de destin, fuite de l'homme refusant d'affronter ses propres carences, ce que dénonce précisément Platon. La littérature latine reprendra à son compte ce toposcomme le prouve, entre autres exemples, une des sentences du poète Publilius Syrus (1er siècle avant Jésus-Christ) :

 

"Sultum facit Fortuna quem vult perdere"

("La Fortune ôte l'esprit à celui qu'elle veut perdre")

 

Une étude de Samuel Chabert parue dans la Revue des Etudes anciennes (1918, 20-3, p. 141-163) tendrait à prouver que la formule connut une nouvelle popularité en Angleterre à la suite de la Révolution de 1642-1649 et de la publication en 1647 de l'ouvrage de John Lightfoot, recteur du collège Sainte-Catherine à Cambridge, Harmony, Chronicle and Order of the Old Testament. On y lit en effet à propos de la mort d'Achab et de deux versets du premier livre des Rois : "Perdere quos vult Deus, dementat", commentant ainsi "l'esprit de mensonge" que Yahvé met délibérément dans la bouche des prophètes d'Achab (I Rois, XXII, 22-23). Il est probable que ce commentaire célèbre en Angleterre inspira le poète anglais John Dryden qui fit paraître en 1687 son ambitieux poème The Hind and the Panther, allégorie de quelque trois mille vers prétendant confronter la bénignité de la biche représentant l'Eglise catholique à l'agressivité de la panthère représentant l'Eglise d'Angleterre. Dryden s'était en effet converti au catholicisme, peu après l'accession au trône de Jacques II, souverain catholique dont on sait qu'il trouva refuge à partir de 1689 à Saint-Germain-en-Laye et qu'évoque Saint-Simon à de nombreuses reprises. Citons ces deux vers de la troisième partie de ce très long poème : 

 

"For those whom God to ruin has design'd,

He fits for fate and first distroys their mind."

 

L'ouvrage de Lightfoot fut publié en latin à Rotterdam en 1686 et Paul Mesnard citait l'auteur anglais comme "inspirateur immédiat" des vers célèbres prononcés par Joad dans Athaliede Racine :

 

"Confonds dans ses conseils une reine cruelle.

Daigne, mon Dieu, sur Mathan et sur elle

Répandre cet esprit d'imprudence et d'erreur,

De la chute des rois funeste avant-coureur."

 

On retrouve l'esprit de mensonge évoqué plus haut, cet "esprit de vertige et d'aveuglement" stigmatisé par le prophète Isaïe (XIX, 14), et que dénonce Saint-Simon dans sa chronique de 1706 à propos de la bataille de Turin : "Mais il était arrêté que l'esprit d'erreur et de vertige déferait seul notre armée, et sauverait les alliés" (Pléiade, II, p. 780).

 

Ce Dieu vengeur qui "accorde sa grâce à qui lui plaît, quand il lui plaît, donnant et enlevant à sa guise leur jugement aux pauvres hommes", est-il si différent du Dieu caché de Port-Royal, dont les maîtres élevèrent le petit Racine et dont Saint-Simon, non suspect de jansénisme, saura reconnaître la grandeur et le mystère ? Peut-être est-il possible de suggérer que l'augustinisme renouvelé du 17ème siècle, s'inscrivant dans le cadre des débats théologiques sur le thème de la prédestination, a favorisé la popularité d'un adage susceptible de traduire l'angoisse du chrétien incertain de son salut.

 

Bien d'autres écrivains firent allusion à cet adage universel : Jean-Jacques Rousseau dans le livre X des Confessionsfustige sa folle détermination à vouloir offrir à sa bienfaitrice la maréchale de Luxembourg un passage manuscrit qu'il avait écarté de son ouvrage et où elle risquait de se reconnaître sous un jour peu flatteur : "Projet insensé, dont on ne peut expliquer l'extravagance que par l'aveugle fatalité qui m'entraînait à ma perte ! Quos vult perdere Juppiter dementat" (Pléiade, tome I, p. 525). Renzo Tosi relève encore bien d'autres occurrences dans la littérature russe (Dostoïevski, L'Idiot) ou anglo-saxonne, ainsi Saul Bellow (dans Herzog, Gallimard, Folio, p. 214).

 

Il est intéressant de relever, pour conclure provisoirement, la fortune de cette sentence sous la plume ou dans la bouche d'hommes politiques de notre temps, de De Gaulle à François Asselineau. L'un des derniers exemples concerne Gérard Collomb, critique de l'actuel Président de la République, qui y eut recours à l'occasion d'un entretien sur une radio nationale, propos rapportés par le journal Le Monde(4 octobre 2018, repris partiellement dans le numéro du 13 juin 2020) : "En grec, il y a un mot qui s'appelle l'hubriset c'est la malédiction des dieux quand à un moment donné vous devenez trop sûr de vous, que vous pensez que vous allez tout emporter. Il y a une phrase qui disait : Les dieux aveuglent ceux qu'ils veulent perdre, donc il ne faut pas que nous soyons dans la cécité." Mme des Ursins ne disait pas autre chose : "C'est pour eux qu'on peut dire qu'un abîme en appelle un autre".

lundi 27 janvier 2020

Portrait paru dans LA CROIX ce lundi 27 janvier 2020



Un magnifique portait signé Jean-Claude Raspiengeas a paru dans le journal LA CROIX ce lundi 27 janvier 2020.

J'en suis honoré et ému.

Je remercie chaleureusement son auteur ainsi que mes hôtes, à Paris et en province, et toutes celles et tous ceux qui me gratifient de leur fidélité depuis treize ans.

mercredi 20 novembre 2019

Saint-Simon dans le texte disponible à l'écoute

Les sept premiers épisodes des "Affaires de mon temps" sont désormais disponibles en cd mp3. En vente après les représentations ou par envoi postal.

wdellarocca@yahoo.fr



mercredi 3 juillet 2019

La princesse des Ursins et son ambition de souveraineté

Saint-Simon explique fort bien pourquoi Marie Anne de La Tremoille, princesse des Ursins, camarera major à la cour d'Espagne, voulait profiter de la signature de la paix mettant un terme à la guerre de succession d'Espagne, pour faire inscrire dans le traité la nécessité de lui accorder une souveraineté. Cette ambition, soutenue par la reine et le roi d'Espagne, obtint l'accord de Louis XIV, sensible au désir de son petit-fils, Philippe V, de récompenser dignement les excellents services de la princesse. Mais ayant constaté la mauvaise volonté, voire l'hostilité, des principaux coalisés ennemis de la France (Empire, Hollande, Angleterre), le Roi ne tarda pas à abandonner cette cause pour lui tout à fait secondaire, qui risquait de compromettre un accord indispensable à la tranquillité de l'Europe.

Saint-Simon précise que cette souveraineté devait avoir pour capitale, dans l'esprit de Mme des Ursins, La Roche-en-Ardenne. En réalité la principauté devait correspondre à l'ancien comté de Chiny, aux frontières du royaume de France, permettant ultérieurement à la princesse de l'échanger avec le Roi contre la souveraineté du pays d'Amboise, sa vie durant. Philippe V avait en effet exigé, par l'article 7 du traité de paix, qu'une terre de 30 000 écus de revenu fût réservée dans les duchés de Luxembourg ou de Limbourg au profit de la princesse des Ursins et de ses héritiers, qui en auraient bénéficié en pleine souveraineté. A cet effet, Aubigny, factotum de la princesse, était à Utrecht dès le début de l'année 1713. Mais, méprisé par les ambassadeurs en raison de son "petit état", il fut bientôt remplacé, à la demande de Mme des Ursins, par le baron de Capres qui ne fut pas plus heureux dans l'exercice de sa mission. 

Comme le souligne Marianne Cermakian dans son ouvrage La Princesse des Ursins. Sa vie et ses lettres (Didier, 1969), il semble que la princesse, si habile dans les intrigues de cour et de pouvoir, ait été dans cette affaire qui la touchait de si près, d'une insigne maladresse. Elle ne sut pas comprendre la réalité de la mauvaise volonté des alliés à son égard ni, en conséquence, la réserve de Louis XIV, peu soucieux de se compromettre dans une négociation pour lui si peu importante. Bien pire, elle ne s'aperçut pas que cette exigence n'était maintenue par le Roi que pour obtenir, en échange de son abandon, quelque concession de la part de l'empereur (cf. Boislisle, tome 24, p. 213, note 2). En outre, comme l'indique Saint-Simon, Mme de Maintenon ne pouvait guère se réjouir de voir la princesse accéder à une véritable souveraineté. Mais peut-être n'a-t'elle jamais cru quelle pût un jour devenir souveraine et Boislisle a peut-être raison de voir de l'ironie dans les compliments que Mme de Maintenon adresse à Mme des Ursins : "J'en suis ravie ; mais rien ne peut vous rehausser dans mon imagination" (lettre citée par Boislisle, tome 24, p. 213, note 1). Devant le refus réitéré des Hollandais, il fut un temps question de créer cette souveraineté à Rosas, au nord de la Catalogne, sur la frontière du Roussillon, mais Louis XIV ordonna très rapidement à son petit-fils d'abandonner ce projet (cf. Boislisle, tome 5, appendice VI, p. 509). 

La fureur de Mme des Ursins de se voir ainsi dédaignée après "s'être donnée en spectacle à toute l'Europe" marqua une dégradation sensible dans sa correspondance avec Mme de Maintenon et, d'une manière plus générale, dans ses relations avec Versailles : "La corde venait de casser par le Roi sur sa souveraineté, et la paix enfin conclue avec l'Espagne sans en faire mention, laquelle était demeurée seule en arrière accrochée sur ce point" (Mémoires, Pléiade, IV, p. 780). Saint-Simon, en relevant un sourire qui, à la veille de la signature du traité d'Utrecht, échappe au Roi à propos de Mme des Ursins, affirme même, dans un titre marginal qu'il "résout entièrement sa perte" (ibid, p. 780). Quelque peu mortifiée, fragilisée par cet échec, la princesse se laissa circonvenir par la ruse d'Alberoni, sujet du duc de Parme, qui rêvait de devenir principal ministre à Madrid et qui sut s'attirer la protection et la confiance d'Elisabeth Farnèse, fille du duc de Parme, seconde épouse de Philippe V, lui inspirant sans doute la spectaculaire scène du 23 décembre 1714 à Jadraque, au cours de laquelle la nouvelle reine d'Espagne chassa cruellement la princesse des Ursins, la condamnant à un exil définitif.



La Princesse des Ursins chassée par la nouvelle reine d'Espagne, Elisabeth Farnèse
(origine inconnue)

Saint-Simon inspirateur de Victor Hugo ?

Le cardinal de Coislin, évêque d'Orléans et grand aumônier de France, connu pour sa bonté, est souvent évoqué dans les Mémoires. Il était neveu de M. de Pontchâteau, gentilhomme devenu jardinier à Port-Royal-des-Champs, saisi par "le démon de la droiture" pour reprendre la belle formule d'André Fraigneau (Journal profane d'un Solitaire, La Table Ronde, 1947), et avait hérité de son oncle une profonde sensibilité janséniste. Saint-Simon, dans sa chronique de l'année 1706, rapporte à son propos une anecdote émouvante qu'on ne peut s'empêcher de rapprocher d'un célèbre épisode des Misérables de Victor Hugo (1862). 

Saint-Simon raconte en effet que le cardinal, non content de dépenser en aumônes publiques "tout le revenu de l'évêché" (Pléiade, II, p. 680), faisait quantité d'autres charités "qu'il cachait avec grand soin". Il accordait ainsi une pension à un gentilhomme ruiné et solitaire, le recevant en outre à sa table quasi quotidiennement lorsqu'il n'était pas à la cour: 

"Un matin, les gens de Monsieur d'Orléans trouvèrent deux fortes pièces d'argenterie de sa chambre disparues, et un d'eux s'était aperçu que ce gentilhomme avait beaucoup tourné là autour : il dirent leur soupçon à leur maître, qui ne le put croire, mais qui s'en douta sur ce que ce gentilhomme ne parut plus. Au bout de quelques jours il l'envoya quérir, et tête à tête il lui fit avouer qu'il était le coupable. Alors Monsieur d'Orléans lui dit qu'il fallait qu'il se fût trouvé étrangement pressé pour commettre une action de cette nature, et qu'il avait grand sujet de se plaindre de son peu de confiance de ne lui avoir pas découvert son besoin. Il tira vingt louis de sa poche, qu'il lui donna, le pria de venir manger chez lui à son ordinaire, et surtout d'oublier, comme il le faisait, ce qu'il ne devait jamais répéter. Il défendit bien à ses gens de parler de leur soupçon et on n'a su ce trait que par le gentilhomme même, pénétré de confusion et de reconnaissance" (Pléiade, II, p. 680-681).

Il est impossible, à la lecture de ce passage, de ne pas se souvenir d'un très célèbre épisode raconté par Victor Hugo (Les Misérables, première partie, livre II, 3-12), au cours duquel Jean Valjean, charitablement reçu par Monseigneur Myriel, évêque de Digne, part au petit matin emportant les couverts d'argent qu'il avait remarqués sur la table du dîner. Arrêté par deux gendarmes et ramené de force auprès de l'évêque, celui-ci prétend lui avoir donné non seulement les couverts mais également les chandeliers qu'il lui remet, lui reprochant de ne pas les avoir emportés comme convenu. 

On ne peut affirmer avec certitude que Victor Hugo se soit souvenu de ce passage des Mémoires, même si la coïncidence est pour le moins troublante. L'un des poèmes écrits à la suite des Châtiments (1853) et faisant partie du recueil baptisé Boite aux lettres, commence par : 

"J'aime ces grands esprits, j'aime ces grandes oeuvres... 
Et tous ceux qu'on oublie, et même ceux qu'on loue,
Retz, Pascal, Sévigné, Saint-Simon, Bourdaloue, 
Toi surtout, le rieur qui saigne, Poquelin !
J'aime de ces beaux noms ce beau Versailles plein"...

(Oeuvres poétiques, Pléiade, II, p. 327)

Il est probable que Victor Hugo parcourut l'édition des Mémoires due aux soins du marquis de Saint-Simon, publiée en 1829-1830, édition quasi intégrale qui fit par ailleurs les délices de Stendhal et de toute la génération romantique. De fait, la consultation du site http://www.maisonsvictorhugo.paris.fr sur la bibliothèque du poète à Hauteville House indique la présence de l'édition E. Renduel de 1835 (un volume, le seul à avoir été publié) et du tome V de l'édition H. L. Delloye de 1840-1841 concernant les années 1706-1707, qui contient précisément l'anecdote de la générosité du cardinal de Coislin. Ces deux éditions avaient pour ambition de reprendre, en la corrigeant, celle de 1829-1830, établie par le marquis de Saint-Simon.