mercredi 13 mars 2019

Saint-Simon et les jésuites


Lorsque Saint-Simon évoque les circonstances de la désignation du Père Tellier comme confesseur du Roi en 1709, il retrace les grandes lignes de la carrière et du caractère de son prédécesseur, également jésuite, le Père de La Chaise dont la bénignité et le sens du compromis lui avaient valu de la part de Mme de Montespan le plaisant surnom de "chaise de commodité". Le mémorialiste souligne l'attachement du Roi pour son vieux confesseur dont il refusa longtemps la retraite, n'hésitant pas, écrit Saint-Simon, à se faire "apporter  le cadavre" (III, p.340). A l'évidence, ce mot si frappant est emprunté à la célèbre devise jésuite Perinde ac cadaver (tel un cadavre), mettant en exergue l'impérieux devoir, pour tout jésuite, de totale soumission à ses supérieurs.


Elevé par les jésuites, en particulier par le Père Sanadon choisi par ses parents et dont il loue les grandes qualités ("...car, quelque chose qu'il se publie d'eux, il ne faut pas croire qu'il ne s'y trouve par-ci par-là des gens fort saints et fort éclairés", III, p.346), Saint-Simon témoigne à l'égard de la Compagnie d'une très profonde méfiance. Il critique à de multiples reprises, tout au long des Mémoires, le pouvoir jésuite, dangereux pour la monarchie car occulte et soumis au puissant généralat, par-delà l'obéissance normalement due au souverain. Il rappelle la volonté de puissance des jésuites, assez forte pour défier occasionnellement le Pape lui-même (en refusant par exemple de se soumettre aux décrets de Rome concernant les cérémonies confucéennes en Chine, que les jésuites voulaient concilier avec la christianisation, ce que le Pape finira par condamner, VIII, p.576 et suiv.), leur pouvoir de nuisance (ainsi à l'égard du cardinal de Noailles, archevêque de Paris malgré eux et dont ils perdent la réputation en le faisant accuser, par des évêques affidés, de jansénisme, péché mortel aux yeux du Roi, IV, p.340), et surtout leurs principes funestes, que le Père de La Chaise lui-même évoque ouvertement : priant instamment le Roi de choisir son successeur parmi les jésuites, il n'hésite pas à affirmer qu'il importe au plus haut point de ne pas les mécontenter et "qu'un mauvais coup était bientôt fait" (III, p.341) ! Cette accusation de tyrannicide, fréquemment reprise depuis l'assassinat d'Henri IV dont le meurtrier avait été élève des jésuites, connaîtra un regain d'ardeur au moment de la publication en 1713 de l'Histoire de la Compagnie de Jésus par le Père Jouvancy, où l'auteur célèbre les vertus "des jésuites les plus abhorrés pour les fureurs de la Ligue, pour la conspiration des Poudres en Angleterre, et pour celles qui ont été tramées contre la vie d'Henri IV : tout cela approuvé par la supériorité du Pape sur le temporel des rois, son droit d'absoudre leurs sujets du serment de fidélité, de les déposer et de disposer de leur couronne, enfin par le principe passé chez eux en dogme qu'il est permis de tuer le tyran, c'est-à-dire les rois qui incommodent" (IV, p.594). Horrifié par les "énormités de ce livre" (IV, p.595), Saint-Simon se réjouit de sa condamnation par le Parlement, au grand dam du Père Tellier. Le mémorialiste dénonce enfin l'organisation interne de cet ordre religieux dont les membres-mêmes ignorent qui d'entre eux ont prononcé le fameux "quatrième voeu", conférant le pouvoir, entre autres, de renvoyer dans leurs foyers les jésuites non profès qui ne donnent pas satisfaction. Cette culture du secret trouve une illustration supplémentaire dans l'analyse des relations entre les jésuites et Fénelon, auquel le gros des troupes était hostile mais que soutenait "le sanhédrin ténébreux et mystérieux" (IV, p.42).

Ces différentes questions qui nourrissent la méfiance de Saint-Simon à l'égard des jésuites n'empêchent pas la cour de le croire soutenu par la Compagnie de Jésus lorsqu'il est question de l'envoyer comme ambassadeur à Rome ("les jésuites voulaient M. le duc de Saint-Simon et les jansénistes d'Antin" écrit Mme de Maintenon au duc de Noailles le 22 février 1706, lettre citée par Boislisle, XIII, p.246, note 4) ni le Père Tellier, nouveau confesseur du Roi, de poursuivre Saint-Simon de ses assiduités ("Je fus violé" écrit plaisamment Saint-Simon, III, p.346) jusqu'à solliciter une longue et passionnante entrevue, "bec à bec entre deux bougies", dans la "boutique" du duc, afin de discuter de la bulle Unigenitus (III, p.706 et suiv.). Bien plus tard encore, en 1721, lui dont on connaissait "la bonté" qu'il avait "toujours eue pour les jésuites", il est poursuivi par le Père d'Aubenton pour "faire rendre aux jésuites le confessionnal du Roi" occupé depuis 1716 par l'abbé Fleury (VIII, p.76).


Saint-Simon sut ménager ses anciens maîtres avec assez d'habileté pour leur faire croire à une bienveillance respectueuse, guère évidente à la lecture des Mémoires. Outre les reproches implicites ou explicites adressés à l'esprit jésuite, Saint-Simon ne pouvait qu'être ulcéré par la publication d'un autre ouvrage émanant de la Compagnie de Jésus, l'Histoire de France du Père Daniel, dont "le papier et l'impression... du plus grand choix, et le style admirable" (IV, p.656) n'atténuent pas l'infamie du contenu : l'auteur n'y soutient-il pas que "la plupart des rois de la première race, plusieurs de la seconde, quelques-uns même de la troisième, ont constamment été bâtards, très souvent adultérins, et doublement adultérins, que ce défaut n'avait pas exclus du trône, et n'y avait jamais été considéré comme ayant rien qui en dût ni pût éloigner" (IV, p.657). Pour Saint-Simon, épouvanté de l'horreur de la bâtardise souillant la famille de Louis XIV, et si peu de temps après l'éprouvante scène de la déclaration du rang des enfants du duc du Maine désormais considérés comme princes du sang (III, p.774 et suiv.), une telle affirmation ne peut qu'être scandaleuse et odieuse. Perfidement, l'auteur ajoute que, pour d'assez évidentes raisons, "c'était bien sûrement l'unique livre historique dont le Roi et Mme de Maintenon eussent jamais parlé" (IV, p.657).

Puissance occulte à l'ambition universelle dont plusieurs protagonistes ont certainement fasciné Saint-Simon par leur intelligence retorse, la Compagnie de Jésus est souvent évoquée dans les Mémoires et son rôle presque toujours critiqué. Ces "gros bonnets à quatre voeux" (I, p.373) n'hésitent jamais à emprunter "la porte de derrière" (I, p.447) au profit de leur politique sournoise mais efficace. S'ils subissent quelques échecs, ils ne renoncent jamais " à quelque prix que ce soit, et par toutes sortes de voies" (IV, p.916). "Maîtres des cours par le confessionnal" (III, p.628), à l'exception de celle de Savoie, méfiance dont héritera la duchesse de Bourgogne (II, p.590), ils savent glisser des coussins sous les genoux des pécheurs, apaiser la conscience du Roi qui "s'était flatté toute sa vie de faire pénitence sur le dos d'autrui, et se repaissait de la faire sur celui des huguenots et des jansénistes" (III, p.632). Ils échouèrent cependant à établir en France l'Inquisition, malgré le "miel jésuitique" et "le travail constant et assidu pour arriver à cette abominable fin" (IV, p.917). Le mot du président Harlay, complaisamment cité par Saint-Simon (III, p. 419) explique assez le succès obtenu par les jésuites dans les cercles du pouvoir: alors qu'il recevait chez lui pour une affaire jésuites et oratoriens, le premier président leur dit "en les reconduisant devant tout le monde : Qu'il est bon, se tournant aux jésuites, de vivre avec vous, mes Pères ; et tout de suite, se tournant aux Pères de l'Oratoire : et de mourir avec vous, mes Pères !"

mardi 12 mars 2019

Saint-Simon et Hardouin-Mansart


Saint-Simon évoque à plusieurs reprises dans ses Mémoires la figure de Jules Hardouin-Mansart  (1646-1708), neveu de François Mansart, nommé surintendant des Bâtiments en 1699.

Il fait dire à Le Nôtre, interrogé par le Roi sur la colonnade que l'architecte avait bâtie dans un bosquet des jardins de Versailles : "Sire, que voulez-vous que je vous dise ? D'un maçon vous avez fait un jardinier ; il vous a donné un plat de son métier" (I , p.739). Il convient de noter cependant que Le Nôtre fut le premier à introduire le jeune Hardouin-Mansart auprès du Roi ; mais une brouille s'ensuivit. On retrouve ce même esprit critique dans tous les passages où il est question de l'architecte, particulièrement dans l'histoire du pont de Moulins emporté par les courants de l'Allier.

Commencé en 1705, le pont à trois arches de Moulins, encore inachevé, fut emporté par la crue le 8 novembre 1710, soit près de deux ans après la mort de Jules Hardouin-Mansart qui ne put donc être présent lors de l'échange entre le Roi et le comte de Charlus, rapporté par Saint-Simon (III, p.136).

Dans son article sur le pont de Moulins (Jules Hardouin-Mansart, 1646-1708, sous la direction d'Alexandre Gady, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, Paris, 2010), Guillaume Fonkenell rappelle que de 1608 à 1703 "six ouvrages en pierre ou en bois furent successivement emportés". Ce n'est qu'en 1753 que fut entrepris le pont toujours en place aujourd'hui sur les plans de l'ingénieur Régemortes. Le chantier du pont de Moulins conçu par Hardouin-Mansart avec son grand arc central de 46 mètres de diamètre mobilisa des moyens considérables et l'architecte fut très attentif à son évolution jusqu'à la fin de sa vie. "L'échec du pont de Mansart est donc plus révélateur des limites de l'ingénierie hydraulique de la fin du XVIIe siècle que des défaillances de son architecte" (op. cit., p.552).



A Versailles, architecte de la Galerie des Glaces, de l'Orangerie, du Trianon de marbre et de la chapelle, Hardouin-Mansart s'attire, à propos de celle-ci, ce jugement sévère : "On croit voir un palais qui a été brûlé, où le dernier étage et les toits manquent encore. La chapelle qui l'écrase, parce que Mansart voulait engager le Roi à élever le tout d'un étage, a de partout la triste représentation d'un immense catafalque" (V, p.532-533).

Il convient de souligner que Jules Hardouin-Mansart réaménage l'hôtel de Lorge bâti par Antoine Lepautre en 1668, acquis en 1669 par le financier Nicolas Frémont, bientôt habité par sa fille et son gendre, Guy de Durfort, comte de Lorge, futur beau-père de Saint-Simon. C'est à l'hôtel de Lorge, situé rue Neuve-Saint-Augustin, qu'eurent lieu les cérémonies du mariage du mémorialiste avec Marie-Gabrielle de Durfort, le 7 avril 1695.

En 1697, Hardouin-Mansart est chargé de reconstruire le grand corps de logis avec, au rez-de-chaussée, un vestibule à colonnes ouvert entre les deux cours, qui devint rapidement célèbre pour sa nouveauté, et que l'on rapprocha du "péristyle" du Trianon de marbre construit dix ans plus tôt (Nicolas Courtin, op.cit., p.416).

Après le décès du maréchal de Lorge, son fils, époux de la "grande biche" pour laquelle Saint-Simon éprouvait une profonde affection, loua l'hôtel en 1703 à son beau-père, le ministre Michel Chamillart.






Jules Hardouin-Mansart devant Louis XIV de Simon Mingasson (1849)
- Nouvelle acquisition du Musée de l'Armée -