mardi 6 octobre 2015

La comtesse de Verue

Jeanne Baptiste d'Albert de Luynes, comtesse de Verue (1670-1736), dont Saint-Simon raconte la vie mouvementée à la cour de Savoie, s'enfuit de Turin en 1700 et s'installe à Paris dans un hôtel particulier rue du Cherche-Midi. La mort de son mari en 1704, son habileté à tirer parti du système de Law et à s'en retirer à temps pour éviter la débâcle, firent d'elle une femme riche et influente, très liée aux Condé et tout particulièrement à Monsieur le Duc, tout-puissant ministre après la mort du Régent. 
Madame de Verue reste célèbre dans le domaine de l'histoire de l'art et de la bibliophilie pour ses fabuleuses collections de tableaux et de livres précieux. Elle appréciait la peinture nordique du Siècle d'or et contribua à en imposer le goût au détriment de la peinture italienne. Ses Bruegel, ses Ruysdael, ses Wouverman, ses Teniers, ses Dou, ses Rubens étaient célèbres. Mieux encore, l'une des toiles les plus célèbres du Louvre, le Charles 1er d'Angleterre de Van Dyck était le clou de sa collection nordique.



Moins nombreux, l'ensemble de tableaux français qu'elle exposait dans la galerie de son hôtel était prestigieux en raison de la présence de L'Inspiration du poète de Nicolas Poussin et de nombreuses toiles de Claude Lorrain. Elle léguera le Poussin et le Van Dyck au marquis de Lassay et plusieurs Claude à son amant, le baron Glucq de Saint-Port. 
"Sa maison est moins meublée qu'elle n'est boutique accablée de tout ce qu'il y a de plus rare et de plus précieux en bijoux, en meubles, en porcelaines, en lustres, en argenterie, en tableaux, même en livres curieux." (Saint-Simon, cité par N. Wansart, L'entourage de la comtesse de Verue : une circulation originale des oeuvres d'art, Cahiers Saint-Simon n° 37, année 2009)
Sa bibliothèque était également exceptionnelle. Très cultivée, grande lectrice, elle s'attachait, pour les oeuvres qui lui plaisaient, à en acquérir le manuscrit et toutes les éditions. Curieuse de la littérature de son temps, elle achetait beaucoup de nouveautés. Sciences, géographie, musique, romans, théâtre, tout l'intéressait, y compris les livres interdits, qu'ils soient de caractère religieux, philosophique ou galant. La vente de la bibliothèque Verue en juin 1737 attira de très nombreux amateurs, collectionneurs et libraires. Celle des tableaux avait eu lieu trois mois plus tôt et de nombreux acquéreurs se disputèrent les tableaux les plus prestigieux.
Si l'hôtel de la comtesse de Verue, rue du Cherche-Midi, a été détruit, on sait qu'il était décoré selon la dernière mode comme en témoigne le plafond peint par Claude III Audran, aujourd'hui conservé et exposé au Musée des Arts Décoratifs de Paris. Il s'agit d'un charmant exemple du style rocaille des années 1720, comme il en existe dans d'autres châteaux d'Ile-de-France, ainsi à Champs-sur-Marne ou à Réveillon.
Personnalité attachante, libre et déterminée à prendre son destin en main, Mme de Verue rédigea elle-même son épitaphe : 
"Ci-gît dans une paix profonde
Cette dame de volupté
Qui, pour plus grande sûreté,
Fit son paradis en ce monde !"
Elle inspira au moins deux romans (La Dame de volupté d'Alexandre Dumas et Jeanne de Luynes, comtesse de Verue de Jacques Tournier), ainsi qu'un film inégal dont la fin s'éloigne de la vérité historique, La Putain du roi, réalisé en 1990 par Axel Corti.




Photos : William della Rocca

Le portrait de l'Abbé de Rancé par Hyacinthe Rigaud

Comme le raconte Saint-Simon dans ses Mémoires, son désir de posséder le portrait d'un homme aussi admirable que Rancé, abbé de la Trappe, lui fit imaginer un amical complot destiné à vaincre, sans qu'il s'en rendît compte, la modestie affichée du modèle malgré lui.
Saint-Simon connaissait bien Rigaud qui, à la demande de son père, le duc Claude, avait exécuté en 1692, si l'on en croit le livre de comptes de l'artiste, son propre portrait à l'âge de dix-sept ans, vêtu d'une armure de fantaisie. Saint-Simon venait de participer à sa première campagne militaire à l'occasion du siège de Namur (tableau aujourd'hui conservé au Musée des Beaux-Arts de Chartres).



En 1696, il fait peindre par Rigaud le célèbre portrait de Rancé, qu'il conservera jusqu'à sa mort dans sa chambre de La Ferté-Vidame et qu'il léguera à l'abbaye de la Trappe où il se trouve toujours. Le mémorialiste fait état du succès de ce portrait et des nombreuses répliques, intégrales ou partielles, qu'on réclama au peintre. La plus célèbre d'entre elles est exposée dans les salles du Musée Comtadin-Duplessis à Carpentras. Elle faisait partie des collections du fondateur de la Bibliothèque Inguimbertine, Monseigneur d'Inguimbert (1683-1757), lui-même ancien trappiste, qui l'avait reçue de son protecteur le Pape Clément XII, lors de son départ de Rome en 1735 pour le siège épiscopal de Carpentras. Jean-François Delmas, directeur de la Bibliothèque-Musée Inguimbertine, que nous remercions vivement pour son aimable accueil, émet l'hypothèse que le tableau avait été acquis, lors d'un de ses séjours parisiens, par Neri Corsini, neveu de Clément XII, qui commanda à Rigaud son propre portrait.
Bien qu'elles soient malheureusement mutilées, les armoiries du souverain pontife Clément XII Corsini sont reconnaissables en haut du cadre sculpté et doré. Un tel présent était d'autant plus significatif que d'Inguimbert avait fait paraître dix ans plus tôt, en 1725, en italien, une vie de l'abbé de Rancé.
Exposé à l'Hôtel-Dieu de Carpentras, le tableau a été transféré dans la galerie du Musée Comtadin-Duplessis en 1888. Rappelons que c'est pour répondre à la suggestion de son confesseur l'abbé Seguin, originaire de Carpentras et admirateur de la Trappe, que Chateaubriand écrivit sa Vie de Rancé, publiée en 1844. On peut y lire le témoignage d'une admiration exaspérée à l'égard du mémorialiste : 
"Saint-Simon serait très croyable dans ce qu'il rapporte s'il pouvait s'occuper d'autre chose que de lui. A force de vanter son nom, de déprécier celui des autres, on serait tenté de croire qu'il avait des doutes sur sa race. Il semble n'abaisser ses voisins que pour se mettre en sûreté. Louis XIV l'accusait de ne songer qu'à démolir les rangs, qu'à se constituer le grand maître des généalogies. Il attaquait le parlement et le parlement rappela à Saint-Simon qu'il avait vu commencer sa noblesse. C'est un caquetage éternel de tabourets dans les Mémoires de Saint-Simon. Dans ce caquetage viendraient se perdre les qualités incorrectes du style de l'auteur, mais heureusement il avait un tour à lui; il écrivait à la diable pour l'immortalité."
La pique est savoureuse de la part de Chateaubriand dont Mme de Boigne écrivait :
"Il n'a foi en rien au monde qu'en son talent, mais aussi c'est un autel devant lequel il est dans une prosternation perpétuelle." (Mémoires de la comtesse de Boigne, tome 1, Mercure de France, p. 200)



Photos : William della Rocca