dimanche 1 novembre 2020

Tous les articles de ce blog ont été rédigés par Philippe Le Leyzour, qui adapte pour la scène les Mémoires de Saint-Simon.

Quos vult perdere, Jupiter dementat

Dans sa chronique de l'année 1706, Saint-Simon évoque le siège de Turin décidé par Louis XIV exaspéré par la politique fort ambiguë du duc de Savoie, allié objectif de l'Empereur contre la France. Il rappelle que le Roi, en d'autres temps où l'alliance de la Savoie semblait sûre, avait "prêté" Vauban à M. de Savoie "pour fortifier, ou plutôt pour perfectionner Turin" (Pléiade, II, p. 723-724). Le Roi choisit tout naturellement Vauban pour en faire le siège mais celui-ci formula des exigences qui parurent excessives. Malgré la prudence et les craintes de Chamillart, ministre des finances et de la guerre, "la commission en fut sur-le-champ donnée, ou plutôt confirmée à La Feuillade", gendre de Chamillart qui ne nourrissait pas une extrême confiance en ses vertus militaires (p. 724). Saint-Simon poursuit : "Quel parallèle entre ces deux hommes (Vauban et La Feuillade), et quel champ aux réflexions ! Et peut-on s'empêcher de reconnaître que lorsque Dieu veut châtier, il commence par aveugler ? C'est ce qui se retrouve sans cesse dans le cours de cette guerre ; mais c'est aussi ce qui ne saute nulle part aux yeux si fortement qu'ici" (ibid.). Déjà, dans son addition au Journaldu marquis de Dangeau en date du 22 août 1704, Saint-Simon écrivait à propos de la terrible défaite de Blenheim : "Cette bataille est si connue, et dans tous ses surprenants détails, et dans ses surprenantes suites, qu'il est difficile de n'y pas reconnaître la main immédiate de Dieu, qui aveugle ceux qu'il veut perdre." Dans une note très éclairante, Yves Coirault rappelle l'adage "Quos vult perdere, Jupiter dementat" ("Jupiter rend fous ceux qu'il veut perdre") et en souligne la prégnance dans la littérature des 17ème et 18ème siècles. 

 

Il est intéressant de relever le même adage dans la correspondance de la princesse des Ursins qui écrit à Mme de Maintenon, de Madrid, le 11 novembre 1709, à propos de la situation critique du nouveau roi d'Espagne, Philippe V, petit-fils de Louis XIV, menacé par les troupes impériales, anglaises et hollandaises, que le Roi, à bout de ressources financières, envisage d'abandonner : "Je ne regarde pas avec moins d'étonnement l'opinion de ceux qui, se défiant aujourd'hui de la bonté de Dieu, ferment les yeux aux miracles qu'il opère continuellement en notre faveur et qui s'imaginent, en le rendant pour ainsi dire coupable de nos propres fautes, que c'est résister à sa volonté que de vouloir plus longtemps soutenir une guerre dans laquelle l'honneur de la religion n'est pas moins intéressée que celui du nom Français. Il est vrai, Madame, que Dieu ôte le jugement à ceux qu'il veut perdre ; mais pour lors ces malheureux courent précipitamment à leur ruine, tout marque leur réprobation, et c'est pour eux qu'on peut dire qu'un abîme en appelle un autre".

 

La formulation élégante et respectueuse de Mme des Ursins ne dissimule pas sa lucide colère : elle a sans doute raison de relever qu'une soumission aux exigences des ennemis ne ferait que fortifier leur insolence. L'image qu'elle utilise avec une certaine audace puisqu'elle s'adresse à la femme la plus puissante de France est, certes, un lieu commun mais qui n'a rien perdu de sa force. 

 

Quelle en est l'origine ? Dans son Dictionnaire des sentences latines et grecques(éd. Jérôme Millon, 2010), Renzo Tosi renvoie à un fragment grec anonyme que cite et réfute Athénagore, philosophe du 2ème siècle converti au christianisme, dans sa Supplique au sujet des Chrétiens : "Si le démon, a dit un poète,prépare aux mortels quelque chose de funeste, il commence par altérer la raison. Mais Dieu, qui est souverainement bon, est toujours bienfaisant". Ce fragment grec que cite Athénagore avait trouvé un écho dans la tragédie d'Eschyle, Niobé, dont il ne reste plus que quelques vers, dont ceux prononcés par la nourrice de l'héroïne frappée par Artémis et Apollon : 

 

"Quand la divinité veut renverser une maison,

elle pousse l'homme à la faute".

 

C'est ce même passage qui est cité et vivement critiqué par Platon dans La République (380a), récusant la trop facile tentation de faire porter aux dieux seuls la responsabilité de son malheur. Bien avant Athénagore, il affirme que le dieu est bon et que les maux de l'humanité ne sauraient lui être imputés : "Affirmer que le dieu, dans sa bonté, est responsable des malheurs de quelqu'un, cela, nous devons nous y opposer par tous les moyens, comme nous nous opposerons à ce que quelqu'un tienne de tels propos, ou y prête l'oreille, dans sa cité, si celle-ci doit être régie par une bonne législation" (trad. G. Leroux, sous la direction de L. Brisson, Flammarion, 2011, p. 1541).

 

Cette idée de la responsabilité première du dieu ou des dieux dans le malheur de l'homme parcourt toute la littérature de la Grèce ancienne de Sophocle (ainsi dans Antigone, v. 622-625) à Plutarque, et fonde la notion même de destin, fuite de l'homme refusant d'affronter ses propres carences, ce que dénonce précisément Platon. La littérature latine reprendra à son compte ce toposcomme le prouve, entre autres exemples, une des sentences du poète Publilius Syrus (1er siècle avant Jésus-Christ) :

 

"Sultum facit Fortuna quem vult perdere"

("La Fortune ôte l'esprit à celui qu'elle veut perdre")

 

Une étude de Samuel Chabert parue dans la Revue des Etudes anciennes (1918, 20-3, p. 141-163) tendrait à prouver que la formule connut une nouvelle popularité en Angleterre à la suite de la Révolution de 1642-1649 et de la publication en 1647 de l'ouvrage de John Lightfoot, recteur du collège Sainte-Catherine à Cambridge, Harmony, Chronicle and Order of the Old Testament. On y lit en effet à propos de la mort d'Achab et de deux versets du premier livre des Rois : "Perdere quos vult Deus, dementat", commentant ainsi "l'esprit de mensonge" que Yahvé met délibérément dans la bouche des prophètes d'Achab (I Rois, XXII, 22-23). Il est probable que ce commentaire célèbre en Angleterre inspira le poète anglais John Dryden qui fit paraître en 1687 son ambitieux poème The Hind and the Panther, allégorie de quelque trois mille vers prétendant confronter la bénignité de la biche représentant l'Eglise catholique à l'agressivité de la panthère représentant l'Eglise d'Angleterre. Dryden s'était en effet converti au catholicisme, peu après l'accession au trône de Jacques II, souverain catholique dont on sait qu'il trouva refuge à partir de 1689 à Saint-Germain-en-Laye et qu'évoque Saint-Simon à de nombreuses reprises. Citons ces deux vers de la troisième partie de ce très long poème : 

 

"For those whom God to ruin has design'd,

He fits for fate and first distroys their mind."

 

L'ouvrage de Lightfoot fut publié en latin à Rotterdam en 1686 et Paul Mesnard citait l'auteur anglais comme "inspirateur immédiat" des vers célèbres prononcés par Joad dans Athaliede Racine :

 

"Confonds dans ses conseils une reine cruelle.

Daigne, mon Dieu, sur Mathan et sur elle

Répandre cet esprit d'imprudence et d'erreur,

De la chute des rois funeste avant-coureur."

 

On retrouve l'esprit de mensonge évoqué plus haut, cet "esprit de vertige et d'aveuglement" stigmatisé par le prophète Isaïe (XIX, 14), et que dénonce Saint-Simon dans sa chronique de 1706 à propos de la bataille de Turin : "Mais il était arrêté que l'esprit d'erreur et de vertige déferait seul notre armée, et sauverait les alliés" (Pléiade, II, p. 780).

 

Ce Dieu vengeur qui "accorde sa grâce à qui lui plaît, quand il lui plaît, donnant et enlevant à sa guise leur jugement aux pauvres hommes", est-il si différent du Dieu caché de Port-Royal, dont les maîtres élevèrent le petit Racine et dont Saint-Simon, non suspect de jansénisme, saura reconnaître la grandeur et le mystère ? Peut-être est-il possible de suggérer que l'augustinisme renouvelé du 17ème siècle, s'inscrivant dans le cadre des débats théologiques sur le thème de la prédestination, a favorisé la popularité d'un adage susceptible de traduire l'angoisse du chrétien incertain de son salut.

 

Bien d'autres écrivains firent allusion à cet adage universel : Jean-Jacques Rousseau dans le livre X des Confessionsfustige sa folle détermination à vouloir offrir à sa bienfaitrice la maréchale de Luxembourg un passage manuscrit qu'il avait écarté de son ouvrage et où elle risquait de se reconnaître sous un jour peu flatteur : "Projet insensé, dont on ne peut expliquer l'extravagance que par l'aveugle fatalité qui m'entraînait à ma perte ! Quos vult perdere Juppiter dementat" (Pléiade, tome I, p. 525). Renzo Tosi relève encore bien d'autres occurrences dans la littérature russe (Dostoïevski, L'Idiot) ou anglo-saxonne, ainsi Saul Bellow (dans Herzog, Gallimard, Folio, p. 214).

 

Il est intéressant de relever, pour conclure provisoirement, la fortune de cette sentence sous la plume ou dans la bouche d'hommes politiques de notre temps, de De Gaulle à François Asselineau. L'un des derniers exemples concerne Gérard Collomb, critique de l'actuel Président de la République, qui y eut recours à l'occasion d'un entretien sur une radio nationale, propos rapportés par le journal Le Monde(4 octobre 2018, repris partiellement dans le numéro du 13 juin 2020) : "En grec, il y a un mot qui s'appelle l'hubriset c'est la malédiction des dieux quand à un moment donné vous devenez trop sûr de vous, que vous pensez que vous allez tout emporter. Il y a une phrase qui disait : Les dieux aveuglent ceux qu'ils veulent perdre, donc il ne faut pas que nous soyons dans la cécité." Mme des Ursins ne disait pas autre chose : "C'est pour eux qu'on peut dire qu'un abîme en appelle un autre".