Les représentations des épisodes des Mémoires
de Saint-Simon interprétés par William della Rocca sont le plus souvent suivies
d'un petit buffet auquel chaque spectateur a gentiment contribué et qui permet
aux uns et aux autres d'échanger leurs impressions, de féliciter ou de
critiquer le comédien, de poser toutes sortes de questions. Beaucoup savent que
j'ai contribué au choix des textes et s'adressent à moi pour éclaircir tel
mystère réel ou supposé.
Il n'est guère raisonnable d'espérer que chaque spectateur soit d'emblée
parfaitement informé de l'identité de Monsieur, de Madame, de Monseigneur ou de
la liste des bâtards de Louis XIV. Le petit programme envoyé par courriel à
chacun a pour but d'apporter un certain nombre d'informations mais celles-ci,
trop rapidement lues, peuvent être oubliées ou s'avérer insuffisantes.
Outre ces demandes ponctuelles de renseignements auxquelles je réponds
dans la limite de mes compétences, je suis régulièrement surpris d'entendre de
la bouche de personnes pourtant instruites de rares mais persistantes
variations sur le thème : qui peut s'intéresser à toutes ces petites histoires
aujourd'hui ? Les réactions de ce genre, bien que, fort heureusement, très
minoritaires parmi l'ensemble du public, peuvent êtres réparties en deux
catégories à peu près aussi nombreuses : celles qui récusent tout intérêt à ce
ramassis de ragots, ces commérages douteux parfois rapprochés des magazines de
bien modeste niveau comme Gala ou Point de vue. D'autres vouent le chroniqueur
de la cour aux gémonies pour avoir consacré sa vie à relater faits, gestes et
caractères de courtisans d'un Ancien Régime abominable, insupportable à toute
âme républicaine. Saint-Simon ne mérite donc, selon eux, que mépris et
indignation.
Dans le premier cas, je songe aussitôt à la réaction première de Jean
Schlumberger chargé par le comité de lecture de Gallimard de lire le manuscrit
de Du côté de chez Swann et le
refusant avec le plein accord d'André Gide, sous prétexte que "ce livre
plein de duchesses" n'avait rien à voir avec la bonne littérature, et que
son auteur frayait, pour reprendre le mot de Gide, "du côté de chez
Verdurin". De même, certains contemporains de Rousseau ne lui
reprochaient-ils pas de consacrer des pages entières de ses Confessions à analyser les sentiments d'un enfant, comme si cela
pouvait être intéressant, alors que ce sont précisément ces pages qui nous
émeuvent aujourd'hui le plus et qui font rayonner pour les lecteurs de tous
âges et de toute condition le génie de Jean-Jacques ? Proust n'a-t-il pas écrit
des pages insurpassables sur la capacité de l'écrivain, du peintre, de tout
créateur, de sublimer l'apparente insignifiance du sujet ? Pour l'oeil de
l'artiste, la plus modeste église vaut la sublime cathédrale. Il est du reste
curieux de constater que les plus grands écrivains de langue française,
Saint-Simon, Rousseau, Proust, ont tous, à un moment ou à un autre, été accusés
de ne s'intéresser qu'à des vétilles.
Encore faut-il souligner que les personnages de Saint-Simon, pour tout
esprit féru d'histoire sont bien loin d'être insignifiants. Ils nous éclairent
sur la vie et la politique à la cour, à Versailles, en France, en Europe.
L'immense architecture des Mémoires
n'est pas une collection de vues "à la lorgnette"; elle est toute
entière construite sur la vérité âprement défendue par l'auteur comme l'a
démontré Marc Hersant dans sa thèse sur "Le Discours de vérité dans les Mémoires du duc de Saint-Simon",
une vision du monde tout aussi cruelle mais plus variée, plus nuancée, voire
plus ouverte que notre triste mondialisation.
De là à penser qu'il faut être royaliste pour s'intéresser à
Saint-Simon, seconde objection majeure formulée par certains spectateurs
occasionnels, c'est signifier qu'on ne peut admirer Chartres, Amiens et Piero
della Francesca qu'à condition d'être catholique, lire la poésie chinoise qu'en
étant taoïste, aimer Faulkner qu'en connaissant le sud des Etats-Unis comme sa
poche. C'est en réalité fermer toutes les portes de l'intelligence, de
l'esprit, de la sensibilité et de l'imagination.
Un jour, au Musée de Tours, dont je présentais les collections à un
groupe de psychanalystes venus à l'occasion d'un congrès, je m'attardais un peu
longuement devant les deux merveilleux Mantegna, Le Christ au Jardin des Oliviers et La Résurrection, m'efforçant de célébrer leur beauté et d'éclairer
les raisons de la fascination que de telles oeuvres peuvent exercer. A l'issue
de cette visite, l'une des psychanalystes s'approcha de moi pour me dire qu'en
effet les deux tableaux méritaient bien notre admiration, tout en ajoutant,
comme une réserve fondamentale : "évidemment, il y a le sujet !". Dans
son esprit, certainement, l'émotion esthétique ne pouvait se délier de la
croyance religieuse. Sans la foi, l'émotion ne pouvait qu'être superficielle,
circonstanciée et retenue. Pourtant, moi-même je n'ai pas cru devoir me
convertir au bouddhisme pour admirer la transfiguration spirituelle des
sculptures khmeres ni sacrifier aux dieux de l'Olympe pour me sentir emporté
par la frise des Panathénées.
Saint-Simon provoque chez quelques lecteurs ou spectateurs une animosité
intempestive, révélatrice d'une incompréhension profonde de ce qu'est le
travail de l'écrivain et de l'historien, tributaire de son époque et de son
milieu, et, accessoirement, une troublante méconnaissance des travers de
l'humanité. Où trouver en effet dans toute la littérature française une étude
de moeurs aussi poussée, une galerie aussi éblouissante de portraits en actes,
cette multitude de scènes de la vie de la cour dont les protagonistes se
livrent sous nos yeux à une véritable "guerre des signes" (1), si proche de la nôtre ? Entre
des centaines d'autres exemples, Saint-Simon lui-même exigeant des
parlementaires qu'ils saluent les ducs et pairs en soulevant leur bonnet, la
princesse d'Harcourt cherchant délibérément à bouleverser à son profit la
hiérarchie des tabourets, Vaudémont s'emparant à Marly d'un siège à dos pour
qu'insensiblement on le lui accorde à Versailles, toutes ces faveurs
recherchées, ces requêtes tour à tour tempétueuses et suppliantes, ces
stratégies de salon sont-elles éloignées des calculs de nos contemporains,
affamés de reconnaissance, de titres, de hochets, ou, à défaut de situation
sociale dominante, de voyages, de vêtements, d'accessoires, de signes enfin qui
marquent en effet plus profondément encore qu'une mécanique de cour l'esprit
aliéné de notre temps ?
La pertinence et la cruauté des tableaux de Saint-Simon n'auraient pas
tant de force sans la vertu d'un style au fil de la plume, ne se refusant
aucune liberté lexicale ou grammaticale qui permette de mieux saisir la
quintessence d'un personnage ou d'une situation, quitte à emprunter aux univers
linguistiques les plus variés, comme lancé dans une conversation infinie avec
le lecteur. Dans Du côté de chez Swann,
le grand-père du narrateur goûtant "ignorance ou panneau" dans la
phrase de Saint-Simon citée par Swann, n'est qu'un des innombrables admirateurs
d'un style absolument unique, faisant se cotoyer dans une même phrase langage
de cour et vocabulaire populaire, cadence classique et répétition délibérée,
anacoluthes et alexandrins, ruptures et harmonie, longs développements et accelerandi abrupts. L'écriture vive,
contrastée, parvient à enchasser dans les mots une matière éclaboussante de
vie. L'instinct de l'écrivain fait se succéder à un rythme enivrant portraits,
scènes, histoires. "Un Tacite à la Shakespeare" écrivait
Sainte-Beuve, évoquant dans une même formule la cruauté sèche de l'un et le
souffle enflammé de l'autre. C'est ce feu sans aucun doute qui faisait dire à
Jean Cocteau que "la plume de notre duc trouait la feuille".
Saint-Simon manque à notre époque. Beaucoup de ceux qui se sont approchés
des cercles de la puissance politique et sociale s'y sont essayé. Mais il ne
suffit pas d'un sens aigu de l'observation, d'une connaissance approfondie de
l'humain, d'une maîtrise absolue du style, ce qui est déjà beaucoup demander;
il faut en outre la conviction d'écrire au nom de la vérité une et indivisible.
On peut aujourd'hui la relativiser voire la ridiculiser; cette fixité, qui
n'est pas qu'un absolu politique, donne sa force à l'entreprise des Mémoires. Son oubli ne permet pas
d'appréhender le lieu d'où Saint-Simon juge et pèse les âmes, au mépris des
applaudissements mercenaires. Car elle est à la fois la source, l'inspiratrice
et l'instrument de son génie. Nier l'intensité de cette flamme initiatrice,
c'est en effet réduire l'oeuvre, Mémoires
de Saint-Simon ou Recherche de
Proust, à une collection de vignettes que l'on se refuse à lire, à écouter dans
leurs vraies lumières, celles de l'Histoire et de la Littérature.
Philippe Le Leyzour
(1) J'emprunte cette expression à Marc Hersant, op. cit., page 793.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire