Auteur de Mémoires
parmi les plus célèbres de la littérature française, Louis de Rouvroy, duc de
Saint-Simon, pair de France, gouverneur de Senlis et de Blaye, né à Paris en
1675 et mort dans son hôtel de la rue de Grenelle en 1755, quelques jours après
Montesquieu, est unanimement admiré pour ses descriptions féroces et lucides de
la vie de cour sous Louis XIV et pendant la Régence.
Le "petit duc", d'abord jeune mousquetaire
gris, bientôt retiré à sa demande du service des armées – ce qui n'arrangera guère
ses affaires auprès du souverain –, avait dès son plus jeune âge trois passions
: l'Histoire, l'écriture et la dignité de son rang. Les Mémoires fruit d'un travail acharné de 1739 à 1749, réutilisent en
les retravaillant, outre les éblouissants commentaires et compléments du terne Journal du marquis de Dangeau, quantité
de textes rédigés tout au long de sa vie.
Obsédé par la légitimité des rangs, la permanence des
rites et l'indignité des bâtards royaux, fidèle à ses amis comme à ses
aversions, Saint-Simon est un historien d'une partialité absolue, dont on a
souvent relevé l'approximation, voire l'inexactitude des sources, indirectes ou
biaisées. Cependant, même s'il est parfois aveuglé par la haine ou la rancune –
les pages consacrées à Madame de Maintenon, au duc de Noailles ou à M. de
Vendôme laissent peu de place à la nuance –, l'écrivain n'est pas le démon de
méchanceté trop souvent évoqué. Animé d'une tenace volonté de justice, dont sa
passion de la dignité et du rang n'est pas le seul fondement, il donne le
sentiment de ne jamais vouloir trahir sa conscience et d'éclairer sans hésiter
la générosité d'un ennemi comme la faiblesse d'un proche. Ce souci du trait
vrai, de la pertinence du jugement explique en partie l'éclat de ses peintures
de la cour, indissociables, depuis la première édition complète des Mémoires en 1829-1830, de notre
représentation du règne de Louis XIV. Aucun historien n'aura brossé une fresque
aussi magistrale que les réactions désordonnées des courtisans à la mort de
Monseigneur ou le glorieux spectacle du camp de Compiègne tournant tout entier
autour de la chaise à porteurs de Madame de Maintenon vers laquelle se penche à
de si nombreuses reprises le Roi-Soleil.
Ces tableaux multiples, ces portraits innombrables au
coup de pinceau cruel et péremptoire sont exécutés d'un trait vif, comme au fil
d'une plume aristocratique, désinvolte et fière, ne reculant devant aucune
familiarité jugée nécessaire, aucune répétition jugée inévitable, soucieux
seulement d'authenticité. Il convient de le répéter : contrairement aux
idées reçues, Saint-Simon n'est pas foncièrement méchant. L'acide volupté de
son jugement est le plus souvent tempérée par le sens de l'honnêteté. C'est
probablement ce qui explique à la fois l'impossibilité d'une identification
et la sourde sympathie pour un artiste génial qui ne sacrifie jamais sa vérité
à la recherche de l'effet.
La scansion et le rythme du chroniqueur, relevés
justement par Mona Ozouf (cf. article repris dans La Cause des livres, Gallimard, 2011), si sensibles à la lecture,
appellent la voix de l'acteur capable d'apporter son souffle à ce texte qui
respire si puissamment. Saint-Simon, dont les talents rhétoriques d'avocat et
de contradicteur font merveille, a créé un immense théâtre, animé de personnages
qui, pour beaucoup d'entre eux, ne vivent que par lui. La lecture les restitue
à notre mémoire comme le fera, de manière plus charnelle et plus prégnante, la
voix de William della Rocca, déjà passionnément écoutée par de nombreux fidèles
lors des représentations consacrées aux douze livres des Confessions de Jean-Jacques Rousseau.
La voix, ici, est moins celle de
l'ami que du juge. Mais, dans les deux cas, elle charrie dans son harmonie, sa
raucité et son grain, le destin de l'homme qui se débat contre la corruption du
monde et le caprice de l'Histoire.
Philippe Le Leyzour
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire